Rarement pourtant, organisme aura bénéficié d’a priori aussi favorables que l’ONE quand il fut porté sur les fonts baptismaux par le décret-loi Numéro 80. Au sortir de la guerre des deux ans qui avait ravagé le pays, il se voyait confier — rien de moins que cela — la délicate mission d’«élaborer et de mettre en œuvre la politique de l’emploi au Liban». Pour ce faire, il fut doté d’une indispensable autonomie administrative et financière, ainsi que d’une marge de manœuvre qui n’est pas sans rappeler celle dont jouit, en France, l’Agence nationale pour l’Emploi (ANPE).
Enthousiasmés par cette initiative dont ils comprirent tout l’intérêt qu’ils pouvaient tirer, les partenaires socio-économiques choisirent de jouer le jeu, et les représentants du patronat siégèrent à côté de ceux des syndicats, du système éducatif et de l’Etat, au conseil d’administration de l’Office. Les premiers résultats furent probants, puisque l’ONE parvint, au fil des années, à former des milliers d’ouvriers qualifiés (tous intégrés, depuis, dans le marché du travail), à classifier les métiers au Liban et à décrire, avec force détails, plusieurs centaines d’entre eux.
Les tribulations de ce précieux organisme commencèrent en 1983 lorsque, sans raison apparente, il fut privé de son autonomie et rattaché, sans autre forme de procès, au ministère du Travail, dont il devint une banale direction parmi d’autres. Démoralisé et dépourvu de ressources — autant que de considération, l’Office accomplit, sous l’étouffante tutelle du ministère du travail, une longue traversée du désert qui ne devait trouver son terme qu’en 1994, lorsque l’Assemblée nationale se prononça, au moyen d’une loi, pour un sage retour au statu quo ante.
A partir de là, tout restait à faire, à savoir: recueillir des informations sur le marché du travail, promouvoir l’emploi et faire reculer le chômage, notamment en corrigeant les distorsions entre l’offre et la demande. Vaste programme, en somme, en tout cas à la mesure des ambitions des cadres de l’Office qui se lancèrent dans un effort sisyphien de reconquête des différents secteurs socio-économiques. Dans sa volonté de regagner sa crédibilité et de répondre, dans les plus brefs délais, aux attentes des uns et des autres, l’organisme mit sur les rails, avec l’appréciable concours de l’Administration centrale de la Statistique, une importante enquête de terrain portant sur le marché du travail au Liban. Hélas, cette étude traîna tant en longueur, en raison de diverses entraves, que les résultats obtenus risquent fort d’être obsolètes, avant même d’avoir été publiés.
Les moindres de ces entraves ne sont pas celles, de tout ordre, dues à l’Etat lui-même, par le biais de certains de ses départements: d’ordre financier, d’abord, puisque le Trésor mesure de plus en plus chichement ses deniers à l’ONE (un budget de 750 millions de livres en 1997 contre 1250 millions l’année précédente); d’ordre physique, ensuite, étant donné qu’un service de sécurité continue de squattériser une partie importante des locaux de l’Office, déjà très à l’étroit dans ses murs; d’ordre psychologique, enfin, puisqu’un ministère «social» refuse de partager avec l’ONE les conclusions d’une étude antérieure qui lui sont indispensables, si bien que l’Office se voit contraint, en dépit du bon sens, de réinventer la roue.
Le secteur privé n’est pas en reste, qui a semé d’innombrables embûches devant les enquêteurs. Après avoir réclamé à cor et à cri une étude minutieuse sur le marché du travail, les patrons, petits et grands, rivalisèrent d’imagination dans le but, inavoué car inavouable, de dérouter les représentants de l’ONE venus les sonder à propos de leurs entreprises. Les moins coopératives parmi ces compagnies furent — mais faut-il s’en étonner? — les «fleurons» du pays, ainsi que les protégées de telle ou de telle autre Excellence. Au total, les sondeurs de l’Office durent, dans leur processus de collecte d’informations, effectuer, en moyenne, non moins de quatre visites auprès de chaque employeur. Même les «descentes» de la peu amène Inspection du Travail n’eurent pas raison des plus récalcitrants si bien que près d’un quart des entreprises retenues dans l’échantillon théorique échappèrent, en définitive, au cadre de l’enquête, qui par refus, et qui pour raison de «disparition» pure et simple. En outre, et quand bien même les entreprises furent assurées que le dépouillement des données se ferait «à l’aveugle», à peine une sur deux accepta de dévoiler quelques éléments financiers, mais avec quelle rigueur: à les en croire, la valeur des biens et des services consommables qu’elles auraient achetés durant une année calendaire serait supérieure d’un tiers à leur chiffre d’affaires. En d’autres termes, le Liban serait le seul pays au monde où il conviendrait de parler de valeur retranchée et non de valeur ajoutée, étant donné que l’agrégat de ses entreprises opérerait — très profondément — dans le rouge!
D’autres distorsions, à peine moins graves, peuvent être décelées, notamment au niveau des métiers demandés, et à celui de l’éventail des salaires dans l’entreprise: ainsi, alors que près de 80% des travailleurs questionnés déclarent toucher un salaire de base supérieur au SMIC, leurs employeurs prétendent exactement le contraire — et pour cause — puisque 80% des travailleurs inscrits à la Sécurité sociale le sont au… SMIC. Quel crédit accorder à d’aussi aberrants chiffrages, et dans quelle mesure l’ONE, avec toute la bonne volonté qui l’anime, pourra-t-il conceptualiser et mettre en œuvre une politique de l’emploi qui «colle», un tant soit peu, aux réalités de notre pays?
Et pourtant, l’Office serait bien le seul organisme à même de mener une étude exhaustive et, partant, de promouvoir massivement l’emploi en favorisant le rapprochement entre employeurs et employés, étant donné que les canaux traditionnels de mise en contact démontrent leurs limites un peu plus tous les jours. Il n’est donc pas surprenant d’apprendre, par exemple, que moins de 5% des travailleurs interrogés doivent leur emploi aux petites annonces.
En outre, les bureaux d’embauche privés n’arriveraient à placer, selon certaines estimations, que quelque 3000 postulants chaque année, une goutte d’eau au regard des trente à quarante mille jeunes qui affluent annuellement sur le marché du travail, des contingents de salariés désireux de changer d’entreprise (le «turnover» intercompagnies est relativement élevé dans notre pays), et enfin des cohortes de sans- emploi dont l’effectif est évalué avec constance au-delà du seuil psychologique de cent mille.
De plus, les bureaux privés de placement se concentrent, peut-être par la force des choses, sur le Grand-Beyrouth, sur un éventail de salaires compris entre 500 et 1000 dollars par mois, et enfin sur une douzaine de professions «classiques» (secrétariat, comptabilité, informatique, ventes, marketing, etc.), alors que furent recensés au Liban pas moins de 1250 métiers et professions!
A l’évidence, le service public de l’emploi est appelé à occuper une place de choix sur l’échiquier socio-économique de notre pays, et les diverses parties prenantes sont invitées à contribuer activement à cette démarche. Au système éducatif de prendre langue avec l’ONE afin de jeter les bases d’une coopération étroite et fructueuse, jusque-là toute théorique; à l’Etat d’augmenter le budget dérisoire de l’Office et de lui accorder toute la considération qu’il mérite; aux entreprises de se convaincre qu’un ONE ayant atteint sa vitesse de croisière représenterait un moyen efficace pour rechercher du personnel (elles ne sont qu’un tiers à le penser actuellement); aux demandeurs d’emploi de se persuader que l’organisme public pourrait leur assurer un raccourci considérable dans leur recherche.
L’ONE sera-t-il mis en situation de relever un défi humain aussi considérable? C’est là tout notre espoir puisque des missions encore plus délicates l’attendent: contribuer à la formation de la main-d’œuvre; réfléchir à une politique globale de l’emploi qui tienne compte des impératifs de l’aménagement du territoire, des stratégies sectorielles et de la nécessité de substituer, chaque fois que cela est possible, des travailleurs libanais à la main-d’œuvre étrangère; et, enfin, se pencher sur l’éventualité d’instaurer, à terme, un système d’assurance — chômage au Liban.
A l’heure des secousses économiques et sociales qui fragilisent notre pays, se trouvera-t-il de bonnes âmes pour tirer le service public de l’emploi de sa misère?
Nicolas E. CHAMMAS
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