
© Grete Stern
Il est possible, non sans quelque arbitraire, de répartir les écrivains que l’on aime en deux catégories : ceux que l’on admire de loin, pour ainsi dire, et ceux envers qui l’on éprouve une forme d’amitié. La première catégorie inclurait des auteurs comme le Marquis de Sade, Dostoïevski ou Kafka, dont les œuvres se signalent par une certaine démesure, une violence presque sacrée qui interdit toute intimité et confère à leurs textes l’éclat d’un mythe ou d’un cauchemar. La seconde, en revanche, réunirait des écrivains dont la voix semble s’adresser à chacun de nous en particulier, presque audible. Avec eux, la lecture devient une causerie intime, un échange amical. À cette catégorie appartiennent Jane Austen, le Flaubert de la correspondance, Oscar Wilde, Proust et, bien entendu, Jorge Luis Borges.
Prolonger cet échange amical avec l’auteur des Fictions, le renouer s’il s’est rompu ou l’initier pour la première fois, telle est l’invitation que nous adressent les Textes retrouvés (Gallimard), recueil de soixante-dix textes – articles, essais, conférences – jamais rassemblés en volume jusqu’à présent, et que Borges écrivit ou prononça entre 1922 et 1985, parcourant ainsi l’ensemble de sa carrière.
Loin de constituer un ensemble d’écrits mineurs réservé aux seuls spécialistes, ces textes s’intègrent naturellement à l’œuvre de Borges. Bon nombre d’entre eux soutiennent sans peine la comparaison avec ses meilleurs essais et conférences. On y retrouve son érudition ludique, sa curiosité universelle, son humour raffiné, légèrement timide, son humilité mi-sincère, mi-feinte, son goût pour les paradoxes métaphysiques, son « sourire encyclopédique » (Cioran) et, bien sûr, sa passion immodérée – voire excessive – pour la littérature.
Car il faut dire que Borges traite presque exclusivement d’un seul sujet : la littérature – qu’il conçoit comme englobant également la métaphysique et la théologie. Même la plupart de ses contes et nouvelles ne sont, au fond, qu’une forme de réflexion ou de méditation sur ce sujet quasi unique – qu’on pense, par exemple, à Pierre Ménard, auteur du Quichotte ou au Livre de sable. Borges, c’est donc de la littérature au second degré : la littérature qui se prend elle-même pour objet. Il est sans doute l’un des plus grands précurseurs du postmodernisme – et demeure, à bien des égards, plus postmoderne que nombre de ses héritiers.
Son œuvre se réduirait-elle, dès lors, à un jeu littéraire entièrement gratuit, sans aucun rapport avec la réalité ? D’une certaine manière, oui. Borges, à n’en pas douter, est l’un des auteurs dont la lecture nous renseigne le moins sur le monde tel qu’il est. Ce qui tient lieu de matière première chez d’autres écrivains – le monde réel, qu’ils observent, transforment ou transfigurent en s’inspirant de leurs prédécesseurs – est chez lui remplacé par quelque chose de radicalement différent : la littérature elle-même. C’est elle qu’il « observe », façonne, remodèle, plie et replie à l’infini, comme une matière autonome, un labyrinthe qui se confondrait avec l’univers.
Car pour lui, la littérature est un refuge, et y vivre un besoin vital. Borges ne l’exprime peut-être jamais clairement – c’est sans doute sa pudeur qui l’en empêche –, mais il est clair qu’il ne tolère pas la réalité, qu’il s’y sent prisonnier ; qu’on songe seulement à l’horreur que lui inspirent les miroirs, précisément parce qu’ils multiplient à l’infini les êtres et les choses, et donc le monde lui-même.
« Je suis moins un auteur qu’un lecteur », dit Borges dans l’un des textes de ce recueil. Il faut prendre cette affirmation à la lettre, sans y voir la moindre feinte d’humilité. Car la lecture, en plus de lui offrir un refuge hors de ce monde, lui permet de nouer des amitiés avec des hommes de tous les siècles. Elle lui permet aussi de s’oublier, de se dissoudre, de réaliser son rêve le plus cher : se confondre avec la littérature de toutes les époques – devenir cet auteur infini et universel qui aurait écrit tous les livres.
Textes retrouvés de Jorge Luis Borges, traduit de l’espagnol par Silvia Baron Supervielle et Gersende Camenen, Gallimard, 2024, 368 p.