
L’écrivain multi-récompensé Patrick Deville. Photo AFP
Un peu désorienté dans cet appartement de la Maison internationale des écrivains à Beyrouth, inquiet du rythme des coupures et retours aléatoires de l’électricité, roulant ses cigarettes et domptant sa mèche blanche entre une toile de Cici Sursock et une autre de Willy Aractingi, signe que le calendrier s’est arrêté en ce lieu quelque part en 1970, Patrick Deville est de retour au Liban pour la première fois depuis un bref séjour en 2009. Accueilli par l’écrivain Charif Majdalani, son ami depuis plus de vingt ans et fondateur de la maison, il annonce simplement « J’ai un but pas original : écrire quelques chapitres d’un livre ».
Une soirée à Mito avec Pierre Loti
Pour ce lauréat, entre autres, du prix Femina et du Grand Prix de l’Académie française, l’aventure commence le 21 février 1997. Il dit avoir réfléchi des années plus tôt à une formule nouvelle, après avoir publié quelques fictions aux Éditions de Minuit : « Je cherchais une forme dans laquelle je puisse utiliser tous les genres littéraires différents. » La réponse est pour lui dans la non-fiction, à la première personne du singulier, dit-il. Ce 21 février qui deviendra pour lui, par la suite, une journée rituelle de récollection, il propose à un éditeur un projet de douze livres dédiés à douze lieux de la planète, avec des contraintes comme celle de commencer chaque récit en l’année butoir 1860. Les six premiers partent de l’Ouest vers l’Est, de l’Europe vers l’Orient. Les six autres suivent le chemin du retour, d’Est en Ouest, pour rentrer vers l’Europe. On y croise des personnages réels, des révolutionnaires, des épisodes de colonisation et leurs effets actuels. C’est ainsi qu’à titre d’exemple, au Cambodge, en 1901, l’auteur passe une soirée à Mito avec Pierre Loti attendant un ferry pour se rendre aux temples d’Angkor. « Moi, en 2011, je connais son livre, Les Pèlerins d’Angkor. Je lui donne des nouvelles de ses amis turcs », détaille Patrick Deville. Dans cette fluidité et cette dilatation de l’espace et du temps, l’écrivain est voyeur et voyant. Son récit du passé avec les données du présent est quasi divinatoire. Sa méthode, en plus du déplacement physique que le projet impose naturellement, consiste à se plonger dans les livres et archives et prendre des foultitudes de notes à partir desquelles il laisse ensuite jouer le hasard et la sérendipité. « Il y a des personnages, des écrivains, souvent, que je retrouve de livre en livre parce qu’ils se sont beaucoup déplacés. Je connais leur vie, leur biographie, leurs livres, mais comme des personnages, des camarades de lecture et de voyage », souligne-t-il.
Un enfant sur un tapis volant
Ambitieux et vaste, ce projet de trente ans qui se rapproche de sa fin, puisque huit livres sur douze en sont déjà publiés et le neuvième en cours de développement, s’inscrit sous le titre mirobolant d’Abracadabra. Pourquoi ? « Parce qu’il y a beaucoup de « a » », répond l’auteur, énigmatique et goguenard. « A », comme « Ah ! », comme une compréhension soudaine, une prise de conscience ? Deville élude. Plus sérieusement, il confie que cela le ramène au premier livre lu, où il était question d’un enfant sur un tapis volant qui se déplaçait à coup d’Abracadabra. De plus, ajoute-t-il, « tous mes livres se terminent avec un “a” ».
Saladin, un « proto-pro-germanique » ?
Le livre en cours, ce neuvième volume, s’intéresse donc au Proche et au Moyen-Orient après l’Inde de Samsara, d’où la présence de l’écrivain à Beyrouth. S’il est là, c’est dans l’espoir de sortir de la capitale et surtout se rendre à Damas où il a rendez-vous avec le cénotaphe de Saladin, près de la grande mosquée omeyyade. « Ce qu’il y a de particulier avec cet ouvrage c’est que, pour la première fois, je suis dépassé par les événements. J’avais des idées de construction autour de ce monde arabe qui lui-même ne sait pas ce qu’il est. Mais partant de 1860 dans une région déjà d’une telle complexité, d’une telle confusion, j’arrive dans un « aujourd’hui » complètement bouleversé par le 7-Octobre. Depuis ce jour l’actualité s’emballe au point qu’on n’arrive pas à la suivre », confie Patrick Deville. « Il y a un an, j’étais à Irbid, arrivant d’Aqaba. Il m’était impossible de pousser vers le nord, la frontière syrienne étant infranchissable. Je n’imaginais pas, ce que j’espère faire dans quelques jours, pouvoir atteindre Damas. Les chamboulements vont trop vite. Début décembre, je prenais le petit-déjeuner avec Charif en bas de chez moi, à Paris, quand nous avons appris que celui qui s’appelait encore Joulani venait de prendre Alep. On ne s’attendait pas à ce qu’il descende aussi vite sur Damas », ajoute-t-il. Pourquoi Saladin ? « Parce que ce cénotaphe a été offert par Guillaume II comme un monument anti-français. Ou plutôt, « anti-franj » dans l’époque de Saladin. Ce qui transforme ce héros arabe en un proto-pro-germanique et reflète l’idiotie des alliances provisoires de certaines milices dans les guerres civiles » s’amuse l’écrivain qui dit espérer, en découvrant ce monument « sans intérêt, mais symbole d’une certaine géopolitique, tirer un bout de laine à partir duquel dévider (sa) pelote. »
* « Patrick Deville, le monde et le Liban », rencontre animée par Charif Majdalani, le vendredi 11 avril, à 18h, dans le salon arabe du musée Sursock. Entrée libre et gratuite dans la limite des places disponibles.