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Culture - 50 ans de la guerre civile au liban

L’instant où mon enfance s’est terminée

Cette photo pue les lendemains de folie qui ont démoli mon enfance puis mon adolescence. Puis celles de mes enfants.

L’instant où mon enfance s’est terminée

Septembre 1975. Un milicien se tient au milieu des ruines du centre des Lazaristes, à Beyrouth. Collection Georges Boustany

Cette photo aura bientôt un demi-siècle. Elle m’a sauté au visage à l’approche du 13 avril 2025 : ce jour-là, « notre guerre » aura cinquante ans. « Notre guerre. » « La guerre du Liban. » « La guerre des autres. » Combien de guillemets faut-il mobiliser pour nommer l’innommable ? Combien de questions resteront sans réponse ? Quand fermer cette parenthèse qui n’en finit pas de s’allonger ? Quinze ans ? Cinquante ans ? Bientôt, nous partirons sans en avoir tout dit.

Cette photo pue les lendemains de folie qui ont démoli mon enfance puis mon adolescence. Puis celles de mes enfants. Elle pue l’odeur de la poudre à canon, lourde et poisseuse comme quand on a trop fumé. Le caoutchouc brûlé. Le vieux bois qui achève de se consumer. Le papier moisi. La pisse. La merde. Elle pue la mort ; mon Dieu, comment oublier l’odeur de la mort ? Cette odeur sucrée qui vous prend à la gorge et ne vous lâche plus jamais.

On nous a intimé l’ordre d’oublier, mais oublier, je refuse. Oublier, c’est renoncer à cinquante ans de ma vie, et je n’en ai pas beaucoup plus. Non, je n’oublierai pas. On m’a demandé de pardonner, mais pardonner, c’est accepter, entre autres blessures, la perte d’un ami de quatorze ans, tué pour l’amusement d’un assassin pas beaucoup plus âgé, alors qu’il jouait dans la rue. Non, je ne pardonnerai pas.

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Je n’oublierai rien et ne pardonnerai rien : j’emporterai dans ma tombe ma rancune, non sans en avoir laissé les mots à longueur de textes. Ma page Facebook « La Guerre du Liban au jour le jour », que je poursuis sans relâche et quotidiennement depuis dix ans, en témoigne. Mes mots, tous mes mots sont des pierres polies par mes larmes et celles de ceux qui ont perdu ce qu’ils avaient de plus cher. Pour moi, ce sont cinq décennies, presque ma vie entière, en tout cas la plus belle partie, qui ont été volées. En échange, on m’a donné de l’espoir. Quel mensonge que l’espoir ! Quelle saloperie que l’espoir !

Il m’a brisé le cœur

Et malgré tout, malgré tout, ce milicien m’a brisé le cœur ce matin, comme il a brisé le cœur de ma ville. Je ne sais pas pourquoi, mais son attitude m’a ému. On le dirait figé en pleine action. A-t-il aperçu son propre visage dans une vitrine éclatée ? Ma vie tout entière ressemble à une vitrine éclatée. Chaque morceau semble renvoyer une image complète, mais aucun ne dit tout et chacun est tranchant. En fait, ce milicien s’est immobilisé devant un magasin de bicyclettes. Il est en arrêt devant ces squelettes calcinés : sans doute vient-il de réaliser que son enfance est morte. La mienne est morte, aussi. Au même moment. Cinquante ans après, cette photo me rappelle que je suis passé de l’enfance à l’âge de la retraite en attendant de vivre.

Il est là, immobile dans le chaos, une boîte de mortier à la main, une arme – que je refuse d’identifier – dans l’autre. Son regard, que l’on sent perdu, flotte au milieu des ruines du centre des Lazaristes, rue de l’émir Béchir. Ce centre était, il y a quelques heures, la gloire de ma ville : il n’est plus que murs calcinés. Il y a quelques minutes, cet homme courait, tirait, tuait, le cœur en folie, la bave aux lèvres, les cheveux hirsutes et gris de poussière. Je ne l’ai jamais fait, mais j’imagine que ça doit être comme une ivresse, tout casser dans un vacarme d’enfer, voir tomber un homme – ou une femme, ou un enfant, quelle importance – qu’on nous a appris à haïr. Quand on n’a pas vingt ans, passer ses hormones d’ado sur le monde de papa, oui, ça doit être comme une ivresse.

Cela se passe en septembre 1975. Cette guerre n’a pas encore de nom. Elle a éclaté à la suite d’un accrochage de trop. Le bus aurait pu prendre un autre itinéraire, disent les amateurs d’uchronie. Je leur réponds : il y aurait eu autre chose. Lors des trois « rounds » suivants, ce sont des ados qui se sont disputés et la guerre a repris. Au point où on en était, n’importe quel prétexte était valable. À force de souffler sur des braises, on déclenche des incendies. Et nos chefs de clan sont passés maîtres dans l’art de souffler sur les haines mal éteintes.

Cette dernière semaine de l’été 1975 a englouti Beyrouth. Quelques petits jours ont suffi pour anéantir son centre-ville, son cœur battant où l’on vivait toutes les vies. Une semaine de folie, de bombardements aveugles, de tirs de snipers, de pillages, d’exécutions sommaires. Des ruelles jonchées de victimes et de gravats, des immeubles éventrés, des palaces transformés en bastions. Tout est mort en quelques jours. Il ne reste que des silhouettes hallucinées errant dans un champ de ruines.

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Ce milicien n’est qu’un pion conditionné pour tuer, sans état d’âme. Mais quelque chose a changé. L’objectif du photographe, caché derrière un mur éventré, a capté ce moment précis, cette seconde où l’homme bascule. Cet instant où il ne sait plus s’il est un bourreau ou une victime, un survivant ou un condamné. A-t-il pris conscience, pour la première fois, de l’énormité de la chose ? Dans cette fraction de silence figée pour l’éternité, a-t-il entendu quelque chose d’autre que le fracas des balles ? Le cri de sa mère ? Son nom ? Le battement affolé de son propre cœur ? Il ne pleure pas. Il ne hurle pas. Il reste immobile, le souffle coupé. Le photographe aussi, j’imagine. Quel courage il lui a fallu pour prendre cette photo à ce moment précis.

Cinquante ans après, la guerre est-elle finie ?

On aime à dire que le Liban a survécu à sa propre destruction. Que nous l’avons reconstruit. Que cette guerre appartient au passé. Mais est-ce vrai ? À quoi reconnaît-on la fin d’une guerre ? Au silence des armes ? À la reconstruction des immeubles ? À l’amnistie, imposée en 1991 par des vieillards élus 19 ans plus tôt, cette loi absurde qui a mis un point final sans écrire la dernière phrase ?

On ne clôt pas un massacre avec des lois. On ne fait pas taire l’horreur en décidant d’oublier. On a recouvert les fosses communes de béton et les souvenirs de mensonges. On veut nous dissuader de poser des questions. Nous avons enterré nos morts, mais nous avons laissé leurs ombres marcher parmi nous. Le Liban est un pays hanté.

Depuis, nous traversons les anciennes lignes de démarcation sans y penser, mais nos âmes savent. Elles savent que l’histoire est là, tapie sous le bitume, sous les nouveaux immeubles clinquants, sous les sourires forcés des générations qui n’ont pas vécu la guerre, mais en portent les stigmates. Le pays n’a jamais pu panser ses plaies. Il les a maquillées. Il s’est repeint un visage neuf, mais sous la peau, la cicatrice est encore vive, et chaque crise, chaque explosion, chaque effondrement la ravive.

À quoi pense cet homme ?

Regrette-t-il ? C’est peu probable. Pour la plupart, les anciens combattants que j’ai rencontrés ne regrettent rien. Ils se souviennent, ils racontent, ils glorifient ou minimisent. Mais ils ne regrettent pas. Parce que regretter serait reconnaître l’inutile, l’absurde, le gâchis, le crime. Je leur dis : non, la guerre n’était pas la solution à nos problèmes. Tuer n’est jamais la bonne solution. La preuve.

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Mais cet homme-là, à cet instant précis, n’est plus un combattant. Il n’est plus qu’un jeune homme effaré, debout dans l’enfer qu’il a contribué à créer. Un instant de conscience brutale. Une vérité effroyable qui s’abat sur lui comme un coup de feu dans la poitrine.

Tout ce qu’il aimait, tout ce qu’il était, tout ce qui faisait de lui un être humain s’est effondré. Peut-être qu’il vient de reconnaître une rue où il avait l’habitude de flâner. Peut-être qu’il a vu, parmi les papiers qui volent, une photo d’enfance, un visage aimé, une lettre jamais envoyée.

Peut-être qu’il vient de comprendre qu’il ne rentrera plus jamais chez lui. Qu’il n’y a plus de maison, puisqu’il l’a détruite.

Nous n’avons plus envie de nous souvenir

Nous aurions pu affronter notre passé, ouvrir les archives, dire les noms des disparus, juger les criminels de guerre, faire parler les survivants. Nous aurions pu enseigner la vérité à nos enfants au lieu de leur donner des pages blanches et des mensonges à apprendre par cœur. Nous aurions pu, mais nous ne l’avons pas fait, pas seulement parce que c’était désormais illégal : nous n’avions plus envie de nous souvenir.

Et aujourd’hui, cinquante ans après le 13 avril 1975, nous sommes encore là, à nous demander si nous avons réellement appris quoi que ce soit. L’actualité nous le rappelle sans cesse : le feu couve sous la cendre.

Ce milicien, s’il est encore vivant, que pense-t-il en revoyant cette photo ? Pense-t-il encore à ce matin-là ? Se souvient-il de cette seconde où tout a vacillé ? Ou bien a-t-il, lui aussi, recouvert son passé d’un voile d’oubli ? Nos bourreaux veulent nous faire croire que la guerre du Liban n’a eu ni vainqueurs ni vaincus. C’est un de leurs mensonges. Les vaincus, c’est nous tous, des deux côtés de la ligne de haine, qui avons survécu en y laissant notre enfance. Comme cet homme, nous sommes des morts-vivants fascinés par notre propre démence.

*Georges Boustany est l'auteur des deux livres « Avant d'oublier », aux éditions Antoine et L'Orient-Le Jour.

Cette photo aura bientôt un demi-siècle. Elle m’a sauté au visage à l’approche du 13 avril 2025 : ce jour-là, « notre guerre » aura cinquante ans. « Notre guerre. » « La guerre du Liban. » « La guerre des autres. » Combien de guillemets faut-il mobiliser pour nommer l’innommable ? Combien de questions resteront sans réponse ? Quand fermer cette parenthèse qui n’en finit pas de s’allonger ? Quinze ans ? Cinquante ans ? Bientôt, nous partirons sans en avoir tout dit.Cette photo pue les lendemains de folie qui ont démoli mon enfance puis mon adolescence. Puis celles de mes enfants. Elle pue l’odeur de la poudre à canon, lourde et poisseuse comme quand on a trop fumé. Le caoutchouc brûlé. Le vieux bois qui achève de se consumer. Le papier moisi. La pisse. La merde. Elle pue la mort ; mon Dieu, comment...
commentaires (1)

Bouleversant et juste La sensibilité à fleur de peau toujours sur le qui vive à l’affût d’émotions Du Goerges Boustany quoi ! Merci

Noha Baz

21 h 35, le 08 avril 2025

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Commentaires (1)

  • Bouleversant et juste La sensibilité à fleur de peau toujours sur le qui vive à l’affût d’émotions Du Goerges Boustany quoi ! Merci

    Noha Baz

    21 h 35, le 08 avril 2025

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