
© Emmanuel Juppeaux
Docteure en Sciences du langage, Carine Marret a des attaches avec le Liban de par sa grand-mère née à Beyrouth. Dans son ouvrage intitulé Les Chrétiens d’Orient et la France. Mille ans d’une passion tourmentée, qui vient de paraître chez Balland, elle se penche sur la destinée de ces « frères lointains » trop souvent réduits à un statut de victime, mais qui sont d’abord les grands témoins de la Résurrection, les premiers messagers de la Bonne nouvelle. Son livre, passionnant et bien documenté, nous transporte du Liban à l’Arménie, en passant par la Syrie, la Turquie, Chypre, l’Irak et la Terre sainte. Il aborde dans une première partie la formation des Églises orientales jusqu’à la veille des croisades marquant l’apparition de la France au Levant, et dans la seconde les relations de Paris avec chacune d’elles, depuis la Renaissance à nos jours. Le constat est alarmant : la présence chrétienne, vieille de 2 000 ans, « a été quasiment éradiquée sans que l’Occident daigne tendre la main. Même la France, qui s’est voulue la protectrice des chrétiens d’Orient pendant si longtemps, a détourné le regard. » Confrontés aux génocides, guerres et exodes, et au vivre-ensemble dans un environnement parfois hostile, leur survie est un défi permanent.
Comment vous est venue l’idée de ce livre ? Pourquoi ce sujet aujourd’hui ?
C’est un sujet qui m’est proche depuis toujours. Cela remonte à mon enfance. J’ai eu des attaches familiales au Levant. Les histoires que j’entendais petite avaient pour décor des paysages lointains aux noms mystérieux. Puis, il y a eu des rencontres. Et un de mes romans, Des silences et des hommes (Ed. du Cerf), en 2017, se déroulait déjà dans les coulisses de la diplomatie et évoquait le sort de ceux qu’on appelle, par facilité de langage, « les chrétiens d’Orient ». L’indifférence de la France qui s’était voulue leur protectrice pendant des siècles, depuis le début des révolutions arabes jusqu’à l’épuration ethnique de l’Artsakh (Haut-Karabakh) en 2023, m’a incitée à aller au-delà de ce que j’avais écrit auparavant, et à raconter sur le temps long cette grande et belle histoire, à la fois tragique et lumineuse, afin de porter témoignage.
Vous venez du monde du roman. L’écriture d’un essai qui ne laisse pas de place à la fiction n’est-elle pas frustrante ? L’Histoire est-elle romanesque ?
La vie a souvent plus d’imagination que la fiction. J’ai voulu dépeindre cette grande fresque en m’appuyant sur des documents bruts et des témoignages, avec ses rebondissements et ses aspects profondément humains. L’histoire des chrétiens d’Orient, comme toutes les histoires, ne peut pas se réduire à une série de dates et une succession de faits. À travers le prisme de la diplomatie française comme fil conducteur, c’est une épopée révélant les forces et les faiblesses de chacun, des élans héroïques et de petites lâchetés, des gestes fondateurs au service de la grandeur et des réactions moins reluisantes à visée personnelle, faisant basculer le cours de l’Histoire selon la personnalité des protagonistes. Roman ou essai, l’intention reste la même : sonder l’âme humaine sous toutes ses facettes.
Toutes les sources sont-elles fiables ou avez-vous rencontré des légendes, voire des faux, qui n’ont rien à voir avec la vérité historique ?
Il est très intéressant de mettre en perspective les récits en fonction de l’époque à laquelle ils ont été écrits. Il faut savoir décrypter certaines interprétations, en s’évertuant toujours à lire entre les lignes, et prendre en considération des légendes qui nous éclairent, même lorsque les faits ne sont pas avérés. Il convient d’y voir des symboles transmis de génération en génération. Par exemple, la lettre sans doute apocryphe de Saint Louis assurant son soutien et son amitié sincère pour les maronites en dit beaucoup sur le lien bien réel unissant le Liban et la France. C’est ainsi qu’il faut l’envisager, en précisant bien sûr que le document n’est vraisemblablement pas authentique tout en mettant en lumière ce qu’il révèle de profondément ancré dans le cœur de chacun.
Comment expliquez-vous l’intérêt de la France, depuis mille ans, pour les chrétiens d’Orient ?
L’Orient est terre de pèlerinage, car c’est là que le christianisme est né. L’appel est alors lancé il y a mille ans pour délivrer le tombeau du Christ, mais aussi Antioche, Éphèse, Nicée, et pour protéger les chrétiens des persécutions. Il s’agit selon les termes du pape Urbain II d’un combat spirituel, dans le but de rendre à la lumière les contrées tombées dans les ténèbres. La création des États latins donne lieu à une coexistence engendrant des relations très fortes mais aussi des tensions, plus ou moins vives selon les communautés. En tout cas, l’union est alors scellée pour le meilleur et pour le pire. Ensuite, les « capitulations », accords commerciaux négociés dès 1536 entre François Ier et Soliman le Magnifique, renouvelées au fil des siècles, confèrent à la France un statut privilégié auprès de l’Empire ottoman, bien avant les autres puissances, comprenant la protection des sujets français, puis des sujets catholiques et plus largement des chrétiens en général, longue tradition qui va perdurer.
Mais comment justifier sa passivité face à des génocides comme celui des Arméniens ou des guerres comme celles de l’Irak et du Liban où les chrétiens ont souvent eu le sentiment d’être seuls ?
Il me semble que l’abandon de la Cilicie en 1921 marque un tournant. Qu’il s’agisse de la diplomatie ou de l’opinion, se dessine alors une véritable rupture. Non seulement l’armée quitte précipitamment les lieux, sans égard pour les populations chrétiennes, mais des discours politiques et des articles de presse cherchent à minimiser, voire à nier les massacres perpétrés par les troupes de Mustafa Kemal. Lors de la guerre du Liban, une sémantique similaire, à quelques exceptions près, refait surface, imposant une grille de lecture fortement biaisée. Et lors des révolutions arabes à partir de 2011, la diplomatie française soutient par ricochet certains groupes islamistes rebaptisés « rebelles », souvent sans distinguer dans cette nébuleuse les opposants au régime des djihadistes, et toujours au détriment des minorités.
Comment expliquer que les Français en général se sentent encore concernés par les chrétiens d’Orient ? Nostalgie des Croisades, sentiment de parenté religieuse, volonté de protéger les minorités persécutées ?
Beaucoup de Français connaissant l’Histoire restent concernés parce qu’ils ont conscience d’être les héritiers des chrétiens des origines. Ils savent aussi que de l’avenir de ceux-ci dépend également le leur. Ils éprouvent d’autre part un sentiment de nostalgie d’une certaine grandeur de la France, d’une époque où son influence était considérable alors qu’aujourd’hui la voix de sa diplomatie ne porte plus. Et alors que beaucoup de repères en Occident volent en éclats, le courage des chrétiens d’Orient force le respect et nous oblige.
Le vivre-ensemble des chrétiens en Orient avec d’autres communautés est-il une illusion ou un « message » selon le fameux mot du pape Jean Paul II ?
C’est une réalité. Les chrétiens constituent le ciment fragile mais indispensable des sociétés orientales, au-delà des clivages religieux. Ils l’ont prouvé depuis toujours. Ils ont été et restent des acteurs incontournables de l’Histoire de la région. Ils sont gage de pluralité, d’ouverture, de développement social et culturel, de coexistence démocratique. Et ils constituent un lien d’une importance capitale avec l’Occident, alors que la diplomatie ne joue plus son rôle et peine tant à nouer le dialogue.
Les chrétiens en Syrie se sentent aujourd’hui menacés. Le nouveau régime a-t-il la volonté de les protéger ? Et quel rôle doit jouer la France pour éviter de nouveaux massacres ou exodes comme ce fut le cas en Irak ?
Le nouveau régime a surtout la volonté de s’acheter une respectabilité. Mais il y a un abîme entre les déclarations du président de la Syrie par intérim Ahmed Hussein al-Charaa qui, au temps pas si lointain où il se faisait encore appeler Mohammed al-Joulani, était le chef de Haya’t Tahrir al-Cham (ex al-Nosra, ancienne branche syrienne d’al-Qaïda), et les évènements tragiques qui n’ont pas tardé à ensanglanter le pays. La France, face à ce nouveau péril, a le devoir de se montrer lucide, forte, déterminée, et fidèle à son histoire en demeurant à la hauteur de son rôle de protectrice des chrétiens, médiateurs irremplaçables entre Orient et Occident. En mettant en œuvre une véritable politique en leur faveur, elle ferait non seulement acte de dignité et d’humanité, mais elle se donnerait également ainsi les moyens de reprendre une place centrale sur la scène de la diplomatie et de rayonner à nouveau à l’international, à l’heure où se joue l’équilibre du monde.
Propos recueillis par Alexandre Najjar
Les Chrétiens d’Orient et la France. Mille ans d’une passion tourmentée de Carine Marret, Éditions Balland, 2025, 458 p.