
Sonia Rolland, ex-Miss France devenue actrice et réalisatrice. Photo DR
Le poing levé, seize femmes se trémoussent sur les marches du plus célèbre Palais des festivals de France. Elles sont actrices, humoristes, scénaristes, toutes cosignataires de Noire n’est pas mon métier, un manifeste choc relatant le racisme et ses relents dans le monde du cinéma, paru au même moment. Ce 16 mai 2018, la Croisette s’ouvre enfin à celles qu’elle a trop longtemps invisibilisées, exhortée par les mouvements #MeToo naissant et les allocutions inclusives popularisés à Hollywood.
Parmi ces figures connues ou émergentes des écrans, Sonia Rolland pousse ses consœurs à se sentir à l’aise, veille à ne pas absorber toute la lumière. « Il est tristement notoire que nous sommes particulièrement sous-représentés dans les médias et dans les domaines audiovisuels. Notre présence symbolique, joyeuse, lors de cette édition cannoise était avant tout un cri du cœur pour interpeller les professionnels du métier face à leur inaction », rapporte aujourd’hui l’ancienne reine de beauté à L’Orient-Le Jour.
Les comédiennes cosignataires de « Noire n'est pas mon métier » montent les marches du Festival de Cannes en 2018. Photo AFP
Aux côtés d’Aïssa Maïga, réputée pour ses engagements lui ayant fermé nombre de portes dorées, Sonia Rolland, son écharpe de Miss France au placard et ses bouclettes brunes libérées et délissées, participe activement à l’élaboration « d’une des plus belles séquences » de la manifestation azuréenne. « La plupart des filles n’avaient jamais foulé de tapis rouge ni été habillées par des maisons de haute couture », poursuit-elle en exprimant à nouveau sa gratitude envers Olivier Rousteing, directeur artistique de Balmain qui, touché par le projet, « accepte de travailler avec les mensurations et les besoins de chacune d’entre nous sans savoir l’impact que ça aura sur les mentalités. Si vous aviez dit ça à la petite fille du Rwanda que j’étais… Quelle revanche... »
Les entrailles d’une douleur
Née d’un père français expatrié en Afrique et d’une mère tutsie originaire de la grisaille de Kigali, Sonia grandit dans les quartiers chics d’une capitale d’ores et déjà éventrée par les prémices du génocide à venir. La maturité politique acquise précocement « comme dans toutes les villes aux destins tragiques », elle échappe aux scènes de chaos où s’entremêlent les corps sans vie et les orphelins pour se réfugier dès 1989 avec son frère au Burundi, faux-jumeau du Rwanda. « Ces deux nations m’ont tant donné mais mon adolescence n’a été qu’une succession de déplacements et de bouleversements », indique l’ex-étudiante en herbe, privilégiée par la situation financière de ses parents « éduqués, féministes et anarchistes ».
Cinq ans après avoir posé ses valises à Bujumbura, alors que plane encore le doute et la stupéfaction sur un continent jeune malgré lui, la tribu à la fortune décimée choisit d’emménager dans un village de 5 000 habitants près de Chalon-sur-Saône, attirant les regards malveillants des plus curieux. « Nous étions la seule famille noire des environs, celle qui expliquait être passé des villas avec piscine aux HLM des cités », soupire-t-elle, étouffée par les jugements hâtifs de Provinciaux biberonnés aux préjugés, anesthésiés face au « racisme ordinaire » presque institutionnalisée au cœur des années 1990.
« Bien que consciente de cette hostilité envers la différence, j’étais loin d’imaginer la violence des vagues réactionnaires que j’allais recevoir en pleine figure suite à mon sacre à Miss Bourgogne », se souvient l’ambitieuse en jean-baskets, plus attirée par les 5 000 francs promis en cas de victoire à l’élection régionale que par la couronne de plus belle femme du pays, qu’elle décroche le 11 décembre 1999, à l’aube d’un nouveau millénaire qu’elle pense porteur d’espoir. « Les menaces de mort, les excréments dans des enveloppes que j’ai reçus chez moi m’ont rapidement prouvé que sans combat, on n’arrivera à rien. L’écharpe de Miss France est donc arrivée avec son costume de guerrière. »
Soit belle et bats-toi
Le sourire figé imposé, Sonia Rolland s’attèle à ses tâches et reconnaît avoir appréhendé son année au milieu des foires alimentaires et des remarques de Geneviève de Fontenay comme un exutoire pailleté, un échappatoire où se mélangent grands esprits et hommes collants. « Au moment d’élire Élodie Gossuin, ma successeure, Alain Delon, alors président du jury, me murmure que « l’après » sera dure pour une ex-Miss France noire. Et il avait raison », confie-t-elle en énumérant les clichés misogynes auxquels elle fait face entre deux séances photo qui lui « payent ses factures et ses cours de théâtre ».
Sonia Rolland le soir de son sacre, en décembre 1999. Photo AFP
Trop parfaite, trop reconnaissable, trop « exotique », elle échoue aux castings qu’on lui propose, se fourvoie face à des réalisateurs qui ne la perçoivent que comme un objet fantaisiste de convoitise, jusqu’à ce que la chaîne M6, en chute libre côté audience en 2004, lui offre le premier rôle dans la série Léa Parker, faisant de Sonia Rolland la première femme non blanche à figurer en tête d’un générique tricolore de série. « On m’a donné du fil à retordre dans l’industrie. En plus d’être associée à ma couleur de peau et à une institution insuffisamment respectée, je prenais la parole, je l’ouvrais », déclare l’invitée régulière des talk-shows populaires du samedi soir. « Il était crucial pour moi de parler du sort de mes compatriotes. »
Au Rwanda martyr à l’image toujours associée au plus terrible des bains de sang de la fin du XXe siècle, la désormais comédienne arpente les ruines, s’investit personnellement en montant une association et en faisant le tour des rédactions parisiennes pour promouvoir son combat. Sa relation, cordiale et même admirative, avec le président Paul Kagame – messie visionnaire pour une partie de sa population, dictateur pour l’autre – permet en plus à ses actions humanitaires d’avoir un écho considérable. « La souffrance demeurera en nous jusqu’à la fin, mais ce qui a été accompli dans le pays des Mille Collines mérite le respect de l’Occident, qui ne doit plus aborder les questions africaines avec une logique de soumission quelconque, lâche la réalisatrice de documentaires à ce sujet. La politique ne m’intéresse pas, ce sont les faits qui sont indéniables. »
Antiradicalité
Si elle ne l’attire pas, la politique l’inquiète bien. Des lettres d’insultes qu’elle reçoit de la part d’opposants au régime rwandais aux critiques virulentes dont elle est victime en France avec chaque prise de position contre l’extrême droite, Sonia Rolland prétend ne plus s’attarder sur la réactivité d’une époque empreinte aux dérives. « Il n’existe plus de discours mesurés, la radicalité a pris le dessus partout. Mais quand on voit le niveau de nos personnalités politiques, il ne faut pas trop en demander au peuple non plus », souligne-t-elle en pointant indirectement du doigt la banalisation des langages exclusifs et « la médiocrité intellectuelle généralisée ».
Sonia Rolland dans la série « Tropiques criminels », sur France 2. Photo DR
Populaire et généralement appréciée du grand public, l’occasionnelle productrice incarne depuis 2019 le personnage principal de Tropiques criminels, dont la sixième saison – réunissant quatre millions de téléspectateurs toutes les semaines et devançant TF1 et Danse avec les stars – est actuellement diffusé sur France 2, et se prête à l’écriture et la réalisation, souvent autobiographique. Dans Un destin inattendu, toujours en coordination avec le service public, la 70e lauréate du concours de beauté hexagonal conte les coulisses d’un triomphe entaché par la haine raciale. « Quand une nouvelle Miss noire ou métisse se fait élire, elle demande habituellement à me rencontrer. Le seul conseil que je peux leur donner est de ne parler que de thèmes qu’elle maîtrise, peu importe si elles ne prennent pas tout de suite position sur des problématiques qui comptent », clôt la discrète quadragénaire fraîchement mariée à son meilleur ami de longue date, plus ou moins satisfaite de la représentation plus élevée d’acteurs et d’actrices issus des minorités sur la petite lucarne. « Je compare la France à une vieille dame têtue. Elle avance lentement, mais elle ne laisse personne toucher à ses droits. J’espère bien finir comme elle. »
Son dernier rôle : une de mes séries préférées
15 h 53, le 28 mars 2025