
Au Yémen, à Shaklanza, une de ces villes historiques située à 18 km d’al-Shihr, neuf dômes très endommagés de la mosquée al-Zaher ont été reconstruits. Avec l'aimable autorisation du BAFF
Le Beirut Art Film Festival (BAFF) en collaboration avec le musée archéologique de l’Université américaine de Beyrouth (AUB), met à l’honneur le riche patrimoine culturel du Yémen à travers une soirée de projections et de conférences intitulée « Sauver le patrimoine culturel du Yémen ». Prévue le mardi 18 mars à 19h à l’auditorium Bathish de l’AUB, la rencontre réunira Salma Samar Damluji, experte mondiale de l’architecture de brique en terre, et le journaliste Khairallah Khairallah, ancien rédacteur en chef d’al-Hayat (1988-1998), chef du département politique internationale à an-Nahar (1976-1988) et auteur de Yemen Fires : Inside Stories. Cerise sur le gâteau, les conférences seront ponctuées de deux courts-métrages. Le premier, The Walls of Sanaa (Les Murailles de Sanaa), a été réalisé par Pier Paolo Pasolini en 1971, qui interpellait l’Unesco pour préserver ce joyau du paysage urbain menacé par les aléas du temps.

L’héritage culturel entre guerre, pillage et exploitation minière
Dans le second, Brent E. Huffman, photojournaliste et documentariste plus de 30 fois primé, présentera des extraits de son film Yemen Mosaic, tourné à Dhamar, Shibām et Taiz, trois villes du Sud. « Le documentaire célèbre le travail héroïque des femmes qui œuvrent à préserver leur incroyable patrimoine contre le pillage, la guerre et le changement climatique », précise Huffman à L’Orient-Le Jour. Lundi, au musée archéologique de l’Université américaine de Beyrouth, il a présenté son célèbre documentaire Saving Mes Aynak (2016) qui a raflé un Emmy Award. L’œuvre met en lumière la course contre la montre de l’archéologue afghan Qadir Temori qui se démène pour sauver une cité bouddhique de quatre kilomètres carrés, datant des IIIe-VIIe siècles de notre ère, et où de premières fouilles avaient révélé des monastères, des stupas (temples), des forteresses, des édifices administratifs, des habitations, des sculptures, des fresques et des milliers d’objets. Le sous-sol de Mes Aynak dissimule aussi le deuxième plus grand gisement de cuivre du monde, dont l’exploitation a été confiée en 2007 au géant chinois Metallurgical Group Corporation, pour un montant de trois milliards de dollars. Mais les conditions semblent avoir changé : la société chinoise a accepté finalement d’exploiter l’ensemble du site par des techniques souterraines, préservant de cette manière l’ensemble des vestiges historiques en surface, rapportent Art Newspaper, l’Institut Schiller et Cultural Property News.
Les guerres de Ali Abdullah Saleh
L’intérêt de Khairallah Khairallah pour le Yémen dure depuis trois décennies, il en résume la tragédie pour L’Orient-Le Jour. En substance, il rappelle la réunification du Yémen, le 22 mai 1990, lorsque le Yémen du Sud, à l’idéologie socialiste, fusionne avec les nationalistes du Yémen du Nord, portant Ali Abdullah Saleh au pouvoir comme chef du nouvel État. Mais très tôt, les Sudistes réalisent que leurs droits sont violés par un président « passé maître dans le jeu des contradictions », selon l’expression de Khairallah. Ali Abdullah Saleh pousse le parti islamiste (al-Islah des Frères musulmans) pour contrer les « laïcs » socialistes qui avaient pourtant appuyé son élection. Quand ces derniers se retirent de l’union en 1994, il leur déclare la guerre, aidé par les milices islamiques. Puis, dans le but de stopper l’expansion de ces mêmes milices, il décide de les combattre avec le soutien des houthis. « Ali Abdullah Saleh a joué un rôle central dans la montée du mouvement houthi, avant de réaliser que les houthis étaient devenus un pion iranien utilisé contre lui », indique l’ancien rédacteur en chef d’al-Hayat. Entre 2004 et 2010, il mènera six guerres contre eux. En 2011, les Frères musulmans décident de se débarrasser de Ali Abdullah Saleh. Mais la tentative d’assassinat avorté du 3 juin de cette année-là a mené à un seul vainqueur : les houthis, qui prennent le contrôle de Sanaa, le 21 septembre 2014, en établissant « une entité politique armée affiliée à l’Iran, exécutant les directives de Téhéran avec une précision et une loyauté sans précédent ».
Retour à la terre
Avant la conférence qu’elle donne mardi soir sur le thème « Architecture yéménite : la culture après le conflit », la Libano-Irakienne Samar Salma Damluji, installée en Italie, a accordé un entretien téléphonique à L’OLJ. Elle a relaté sa passion pour Hadramaout, dans le désert oriental du Yémen qu’elle arpente depuis vingt ans. « Dans cette région s’exprime, dit-elle, toute la sophistication de l’art vernaculaire yéménite. » Par le biais de la Dawan Mud Brick Architecture Foundation (Fondation Dawan de l’architecture en briques de boue, DAF) qu’elle a créée en 2007, l’architecte œuvre à promouvoir les techniques de construction traditionnelles. L’architecture islamique est en effet au cœur de la carrière professionnelle de Samar Salma Damluji, qui a occupé la chaire d’architecture islamique à l’Université américaine de Beyrouth en 2013. En 2014, elle a été la première femme invitée à donner la leçon inaugurale de l’École de Chaillot (Cité de l’architecture et du patrimoine). Ses premières réalisations ont été couronnées en 2012 par le Global Award for Sustainable Architecture. À ce jour « le DAF a effectué plus de 30 missions de restauration et de reconstruction du patrimoine yéménite dans la vallée de Hadramout », dit-elle, précisant qu’elles ont été « financées par le CER (le réseau d’intervention d’urgence culturelle du Fonds Prince Claus aux Pays-Bas), le Fonds de protection culturelle du British Council, en partenariat avec le ministère britannique de la Culture, des Médias et des Sports, ou encore par Aliph (Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones en conflit) ».
Parmi les travaux réalisés, des résidences privées à Wadi Dawan réputé pour ses maisons, construites avec des briques en terre crue, posées sur un grand rocher au bord d’une falaise. « Pour chaque chantier, notre équipe d’artisans locaux préparait de nouvelles madar, fines briques crues séchées au soleil, enduites ensuite de nurah, c’est-à-dire de chaux », indique l’architecte. Elle est notamment à l’origine de la restauration du Fort de Qarn Majid datant de 1812 et de la réhabilitation de l’ancien siège de l’administration britannique à Mukalla, la capitale de la province de Hadramaout. « Le palais est l’un des premiers bâtiments publics construits pendant la période coloniale britannique pour servir de siège et de résidence au gouverneur de Sa Majesté en poste jusqu’en 1966. Il a été soumis à des pillages et à de graves dommages pendant l’occupation d’el-Qaëda en avril 2015 et a considérablement souffert des inondations saisonnières. Il était dans un état très précaire », détaille-t-elle.
La Manhattan du désert
Fort du succès de ces projets, la communauté locale de la région d’al-Shihr, réputée pour ses centres d’enseignement du soufi, a fait appel à la fondation pour restaurer des monuments cultuels endommagés et parfois les reconstruire à l’identique. Comme les qubbat (dômes) totalement détruites du Masjid al-Faqih Abou Bakr, datant d’avant l’an 800 de l’Hégire. Ou encore le renforcement de la structure, la stabilisation des murs et des plafonds endommagés de la mosquée d’Aynat, construite au XIIIe siècle et rénovée au début du XXe siècle. La conférencière mentionne également Shaklanza, l’une de ces villes historiques située à 18 kilomètres d’al-Shihr, où les neuf dômes très endommagés de la mosquée al-Zaher ont été reconstruits.

Cap ensuite à Shibām, joyau urbain du XVIe siècle à l’allure de citadelle accrochée à la roche et protégée par des murs épais. Inscrite par l’Unesco sur la liste du patrimoine mondial en 1982, Shibām est surnommée la « Manhattan du désert » en raison de ses centaines de maisons-tours de cinq à sept étages. Certains immeubles atteignent les neuf étages, prélude aux futurs gratte-ciel dans le monde. « Les bâtiments construits en terre crue s’affaissent avec le temps, et les pluies dévastatrices de l’année 2008 se sont infiltrées depuis les toits-terrasses jusqu’aux fondations, fragilisant les maisons plusieurs fois centenaires. Elles sont constamment consolidées et restaurées », précise Salma Samar Damluji.
Tous les projets – exécutés avec des maîtres d’œuvre et artisans locaux, en partenariat avec les autorités locales de Hadramout – ont été publiés et exposés au cours de manifestations universitaires, et dans un ouvrage publié aux éditions Laurence King Ltd, Londres, sous le titre The Architecture of Yemen and its Reconstruction. Damluji est également administratrice du Earth Architecture Lab qu’elle a cofondé en 2022 avec des collègues à Londres.