
« Flip Lira » (16 x 132 x 237 cm), une oeuvre concue et réalisée par Christine Kettaneh à partir de billets de 100 000 LL. Avec l’aimable autorisation de la galerie Janine Rubeiz.
Elle fait de l’art à partir d’un rien, Christine Kettaneh. Une tentative de détacher des agrafes d’une enveloppe, une lampe ou un rayon de soleil, et hop, la voilà qui saisit au vol, dans le viseur de sa caméra, une série de dessins évocateurs de groupes d’habitations. Des « dessins aux agrafes » qui, sous une autre lecture, tracent aussi en calligraphie arabe des déclinaisons du mot beit (maison), à l’instar des vocables bata et yabit qui renvoient aux notions de gîte, de logement et d’hébergement…

L’œuvre peut sembler facile. Sa conception est cependant plus élaborée qu’il ne paraît. Car par le biais de ce jeu de « dégrafage et de lumière » s’appuyant sur un système d’écriture codifié, l’artiste fait implicitement référence à la désintégration des attributs liés à l’idée de domicile au Liban, cet espace intime que chacun occupe à son aise et dans lequel il est censé s’abriter, se réfugier, se sentir en sécurité. Et c’est là où la magie de l’art opère car il suffit de poser les yeux sur cette série de petits tirages pour en ressentir intuitivement le propos. Un condensé des bouleversements subis par les Libanais au cours de ces cinq dernières années de crises et d’effondrement.
Quand notre monnaie, notre pain, nos maisons s’érodent
Idem pour ces billets de 100 000 LL qu’elle s’amuse à « tamponner » de dessins – comme le font d’ailleurs, on ne sait pas trop pourquoi, certains de ses compatriotes. Pour sa part, il s’agit surtout de représentations d’oiseaux sur ces coupures de banque qu’elle insère dans une sorte de boîtier à manivelle. Un système qui, actionné manuellement, révèle des similitudes inattendues entre une cash machine libanaise et les battements d’ailes des oiseaux…
« Que se passe-t-il lorsque des éléments essentiels à nos vies – comme notre pain, notre monnaie, nos maisons – commencent à s’éroder sous le poids de la crise ? Comment survivre à ce bouleversement ? » Avec son cursus en économie, la jeune femme, diplômée de la London School of Economics, aurait pu explorer par les chiffres les probabilités de sortie de ces multi-crises traversées par le Liban depuis cinq ans.
Sauf que Christine Kettaneh ne pouvait se borner à envisager la vie et ses événements sous l’angle uniquement financier et monétaire. « L’existence et ses aléas sont plus complexes que ce que peut nous en apprendre une approche exclusivement chiffrée », affirme celle qui, sur la base de ce postulat, abandonnera une carrière en économie pour intégrer le champ de l’art contemporain. « L’unique espace à mes yeux où peuvent converger toutes les disciplines, aussi bien la littérature que les sciences, le design, la finance ou la sociologie, pour offrir un creuset de réflexion sur l’état de notre monde et notre place dans ce monde », avance celle qui poursuivra des études en arts plastiques à la Lebanese American University (LAU) parachevées en 2011 par un master au Central Saint Martins College of Art and Design de Londres.

« Tous mes projets sont liés au contexte dans lequel je vis. Ils naissent toujours d’une expérience ou d’un événement traversés et tentent d’apporter une réponse à une situation ou à une problématique donnée », confie à L’Orient-Le Jour la jeune artiste rencontrée à la galerie Janine Rubeiz où elle présente actuellement sa nouvelle cuvée d’œuvres, expérimentales et multidisciplinaires, réunies sous l’intitulé Currency of Decay (Monnaie de la décomposition)*.
Dans cette exposition, dont les premières œuvres ont été déclenchées, il y a deux ans, « d’une tentative de dégrafer un pli », Christine Kettaneh revient donc sur la réalité d’une situation libanaise aujourd’hui profondément marquée par l’effondrement économique, la corruption et les conflits récurrents.
Une situation dont elle explore l’impact sur les éléments de base de toute vie humaine que sont la maison, la nourriture et l’argent par le biais de pièces aussi diverses et variées que la série de tirages précitée, des sculptures, des installations cinétiques ou encore une vidéo d’animation, toutes inspirées de sa réflexion sur la manière dont les crises financières peuvent éroder la confiance et la stabilité de nos existences.
Et dans ce champs d’art conceptuel, conjuguant les éléments les plus ordinaires du quotidien à la réflexion existentielle, Christine Kettaneh glisse aussi de la poésie. Celle de Gebran Khalil Gebran notamment dont elle inclut dans une de ses œuvres ces quelques vers sur La Peur :
« On dit qu’avant d’entrer dans la mer,
une rivière tremble de peur. (…) Ce n’est qu’en entrant dans l’océan
que la peur disparaîtra,
parce que c’est alors seulement
que la rivière saura qu’il ne s’agit pas
de disparaître dans l’océan,
mais de devenir océan. »
Comme un message secret adressé aux visiteurs de son exposition et qui les mettraient au défi de « regagner, à la faveur de cette décomposition, le lien profond à leur énergie intérieure », murmure cette trentenaire traqueuse de sens dans l’art. Et dont l’une des œuvres, A Beirute with a Mayo Blessing, récompensée du Arte Laguna Prize en 2015, et impactée par la double explosion au port en 2020, réapparaît d’ailleurs dans cette exposition sous une forme nouvelle et sous le titre de Who killed Beirut ? Encore une oeuvre porteuse d’une narration singulière en lien avec cette période de bouleversements au Liban, à découvrir…
*« Currency of Decay » (Monnaie de décomposition ) de Christine Kettaneh à la galerie Janine Rubeiz, Raouché, Beyrouth (Imm. Majdalani) jusqu’au 5 mars.