
Joyce el-Khoury (Médée), Julien Behr (Jason), Inès Emara (enfant de la Maîtrise populaire de l’Opéra-Comique). Photo Stephan Brion
Créé à Paris en 1797, l’opéra Médée a été initialement écrit en français sur un livret inspiré de la pièce d’Euripide, auteur de la Grèce antique. C’est cette version originale en français que présente l’Opéra-Comique de Paris. Lors de sa création, l’œuvre reçut un accueil plutôt tiède. Puis, elle fut quasiment oubliée pendant plus d’un siècle pour être ensuite ressuscitée par Maria Callas dans une version italienne mieux adaptée au talent dramatique de la cantatrice. C’est cette version italienne que connaissent les admirateurs de Callas. Plus condensée, avec une présence réduite des autres rôles, cette version est probablement plus macabre mais aussi plus puissante dramatiquement. La version originale française est écrite dans le style de Gluck, le grand réformateur qui pensait que l’opéra se devait d’être un mélange parfait de ses deux composantes, la musique et le texte. Cette version originale française de Médée est donc un « opéra-comique » dans lequel les dialogues parlés alternent avec la musique chantée.
Joyce el-Khoury (Médée), Edwin Crossley-Mercer (Créon). Photo Stephan Brion
La metteure en scène Marie-Ève Signeyrole a choisi d’utiliser des projections de vidéos racontant certains événements vus à travers les yeux d’un des enfants de Médée. Elle conserve la plupart des dialogues mais évite de recourir à la déclamation comme dans le théâtre classique français. Ces deux changements conviennent mieux à un public contemporain. Elle juxtapose également l’opéra avec des scènes où une détenue purge sa peine pour avoir commis un infanticide, le crime de Médée. Tout au long de l’opéra, entre les scènes, elle lit divers écrits de la femme condamnée pour le meurtre de ses enfants. Lorsque l’opéra proprement dit commence, l’action est transposée à la fin des années 1960, ou au début des années 1970, période où une junte militaire dirigeait la Grèce (1967-1974).
Dans la mythologie grecque, Médée, princesse de Colchide (aujourd’hui Géorgie dans le Caucase), a abandonné sa patrie, sa famille et son rang pour aider Jason à arracher la Toison d’or. Elle est ensuite dépossédée de son statut, de ses enfants et de la maison familiale par l’ambitieux Jason qui veut épouser Dircé, la fille du roi Créon, pour avancer dans sa position. Le général Créon est le chef de file de la dictature militaire grecque. Jason justifie la rupture de ses vœux de mariage avec Médée par son statut d’étrangère et par ses mauvaises actions (même si elles ont été commises pour l’aider à conquérir la Toison d’or). Dans cette mise en scène, le statut d’outsider de Médée est son fardeau le plus lourd et joue un rôle déterminant dans le déroulement du drame.
Lila Dufy (Dircé), Julien Behr (Jason), chœur accentus. Photo Stephan Brion
La soprano coloratura française Lila Dufy est convaincante en tant que jeune femme peu sûre d’elle-même, et probablement consciente que le statut de son père est son plus grand atout. Dans la Médée française, l’héroïne est une soprano lyrique, et non une spinto ou une soprano dramatique comme dans la version italienne. Il aurait été préférable que Dircée ait une voix de soprano éthérée, plus légère pour contraster avec la soprano lyrique de Médée.
Le ténor lyrique français Julien Behr incarne avec justesse le perfide Jason, « héroïque » mais pathétique. Cet antihéros est un lâche doublé d’un tyran. Le réalisateur Signeyrole en a fait un personnage véritablement odieux, giflant Médée et ses propres enfants et flirtant avec les amies de Dircé lors de son propre mariage. Doté d’une belle apparence et de charisme, il a certainement le physique du rôle. Son excellente diction et sa voix de ténor émouvante ont fait de son air de l’acte I Éloigné pour jamais d’une épouse cruelle un moment mémorable.
La basse anglo-française Edwin Crossley-Mercer est un Créon idéal. Doté d’une basse chantante suave, il a le timbre juste pour ce rôle typiquement gluckien. Son air de l’acte I, C’est à vous de trembler, femme impie et barbare, a été bien interprété, verbalement menaçant, mais inefficace. Pour affirmer son autorité creuse, le réalisateur Signeyrole fait subir à Créon une crise cardiaque non mortelle à la fin de son air, une astuce ingénieuse.
La mezzo française Marie-Andrée Bouchard-Lesieur incarne une Néris charismatique, nourrice et confidente de Médée. Dans cette mise en scène, elle est davantage une sœur aimante et même complice. Elle connaît les conséquences de la couronne florale empoisonnée qu’elle fait livrer à Dircé par un des enfants de Médée. Elle est même consciente de la probabilité que Médée tue ses propres enfants, et pourtant elle acquiesce. Son récitatif et son air de l’acte II, Malheureuse Princesse !... Ah ! Nos peines seront communes !, ont été un point culminant de la soirée, grâce au timbre chaleureux de Bouchard-Lesieur, à sa diction exceptionnelle et à sa véritable maîtrise du style français.
Joyce el-Khoury (Médée), Inès Emara, Félix Lavoix Donadieu (enfants de la Maîtrise populaire de l’Opéra-Comique). Photo Stephan Brion
La soprano libano-canadienne Joyce le-Khoury incarne une Médée hors du commun. On est enclin à considérer le rôle comme une tigresse féroce, étant donné l’imprimatur de Maria Callas sur le rôle. La Médée d’el-Khoury est un triomphe à la fois vocal et dramatique. Sa Médée est gravement lésée par un Jason perfide et par une société xénophobe. Elle est bien consciente de sa position de faiblesse et de son incapacité à gagner. Pourtant, elle continue à se battre malgré l’issue tragique presque certaine.
La metteure en scène Signeyrole a choisi de faire un parallèle entre le mythe grec antique de Médée et deux problématiques contemporaines importantes : le patriarcat et la xénophobie. Pourquoi une mère normalement aimante a-t-elle recours à des mesures aussi désespérées ? Est-ce du simple narcissisme de sa part ou est-elle à ce point sans défense qu’elle recourt à la seule arme qu’elle possède ? L’inclinaison clairement féministe de Signeyrole favorise ce dernier point de vue plus sympathique.
L’autre problématique soulevée dans cette mise en scène est la xénophobie. Le péché le plus grave de Médée, c’est de ne pas être grecque. Dès sa première apparition, la présence magnétique d’el-Khoury sur scène a été encore renforcée par le fait qu’elle portait un élégant caftan du Moyen-Orient plutôt qu’une robe des années 1970. Au lieu de renier son identité pour s’insérer dans une société qui la rejette, cette Médée est fière de sa propre identité. À un moment donné, alors que Médée contemple son crime tout en servant le petit déjeuner à ses enfants, l’orchestre s’arrête et el-Khoury chante une berceuse en arabe. Cela a eu un effet inoubliable et a affirmé l’identité de Médée.
« Dans une scène, Créon et ses officiers s’introduisent par effraction dans une église où Médée, Néris et d’autres femmes étrangères ont trouvé refuge. Ils narguent, volent, maltraitent et même violent plusieurs femmes. Ils ont tabassé le prêtre, ainsi que les reliques profanes et les livres saints. Signeyrole fait un parallèle avec la situation actuelle des sans-papiers en France – et dans une grande partie de l’Europe –, des étrangers sans papiers. Inutile de dire que cela n’a pas recueilli l’approbation de nombreux spectateurs.
Joyce el-Khoury (Médée). Photo Stephan Brion
Joyce el-Khoury a utilisé sa belle voix de soprano lyrique pour transmettre avec beaucoup d’effet une Médée complexe : attirante, féminine, royale et volontaire. Pourtant, Jason se débarrasse d’elle comme d’un vieux vêtement. Cette Médée n’est pas une épouse plus âgée qui perd son mari au profit d’une femme plus jolie et plus jeune. Elle est lésée et trahie par un conjoint égoïste, ingrat et ambitieux. Son air de l’acte I, Vous voyez de vos fils la mère infortunée, était tout à fait convaincant. Elle a plaidé avec véhémence mais elle n’a pas exprimé de désespoir comme toutes les autres Médée que j’ai entendues. En revanche, dans son air d’ouverture de l’acte II, Ô hymen détestable ! Ô fureur ! Ô vengeance !, elle était terrifiante sans être excessive, un défaut commun à bien d’autres sopranos.
De plus, la diction en français d’el-Khoury était impeccable, égale et même supérieure à celle de certains membres français de la distribution. C’est crucial dans ce rôle gluckien, où musique et paroles doivent fusionner. Il est essentiel de mettre l’accent sur les mots-clés dans les moments critiques pour transmettre le drame. La diction et la transmission du texte parlé par el-Khoury étaient encore plus étonnantes. On aurait pu croire qu’elle était une comédienne de théâtre française. Plus important encore, son jeu était totalement naturel ; plutôt que d’utiliser une déclamation stylisée, el-Khoury et les autres membres de la distribution ont utilisé un style de prestation contemporain pour mieux répondre aux intentions du metteur en scène.
Dans la pièce d’Euripide, Médée s’envole dans un char de feu fourni par son grand-père, le dieu solaire Hélios. Dans la production actuelle, Médée est confrontée à une foule enragée. Elle reste provocante et la foule se retire.
L’orchestre Insula dirigé par Laurence Equilbey jouait avec style.
Dans la puissante ouverture, ses tempi énergiques annonçaient déjà le drame. De plus, ils étaient ajustés aux besoins des chanteurs, notamment de Médée dans ses moments les plus dramatiques. On aurait néanmoins préféré un orchestre plus important pour un drame aussi intense.
Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Néris), Caroline Frossard (comédienne), Joyce el-Khoury (Médée). Photo Stephan Brion
Il y a encore dix ans, Médée était une rareté absolue. Aujourd’hui, cet opéra est donné relativement assez souvent, bien que principalement dans la version italienne. L’Opéra-Comique de Paris, le Teatro alla Scala, le Teatro Real de Madrid, le Staatsoper Unter den Linden de Berlin, le Stanislavski de Moscou, le Teatr Wiekli de Varsovie et le Metropolitan de New York comptent parmi les théâtres qui ont récemment produit ou produisent actuellement l’opéra le plus célèbre de Cherubini. Dans certains cas, notamment dans la version italienne, il s’agit de fournir un véhicule aux sopranos qui souhaitent revendiquer le trône de Callas. Bien que peu de ces prime donne parviendront à atteindre cet objectif ambitieux, l’œuvre dramatiquement puissante et musicalement brillante gagne enfin et à juste titre une renommée. Avec cette production de l’Opéra-Comique, la soprano libano-canadienne a réussi à ressusciter ce rôle et a ébloui par sa belle voix, sa diction et son jeu dramatique – une Médée qui restera imprégnée dans la mémoire du public parisien.
Les représentations de « Médée » avec Joyce el-Khoury continueront jusqu’au 13 mars.
Opéra-comique de Luigi Cherubini en trois actes. Livret de François-Benoît Hoffman. Créé le 13 mars 1797 au Théâtre Feydeau. Nouvelle production.
Direction musicale, Laurence Equilbey • Mise en scène, Marie-Ève Signeyrole • Avec Joyce el-Khoury, Julien Behr, Edwin Crossley-Mercer, Lila Dufy, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, des solistes de l’Académie, des enfants de la Maîtrise populaire de l’Opéra-Comique • Orchestre, Insula orchestra • Choeur, accentus
Quelle manie de mêler à tout spectacle, théâtre, cinéma, opéra, des problématiques politiques (et ce, jusque dans les films pour enfants!). Qu’on nous fiche un peu la paix! Je ne sais ce qu’il en est de la version originale de l’opéra, mais si la trahison de Jason a exacerbé sa folie meurtrière, Médée a toujours été une monstrueuse psychopathe, Déjà, elle n’avait pas hésité à découper en morceaux son jeune frère, à persuader les filles de Pélias de faire bouillir leur père dans une marmite, et, avant de poignarder ses propres enfants, de faire brûler sa rivale et son père. Charmante héroïne!
08 h 29, le 18 février 2025