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Culture - Le grand entretien du mois

Ghassan Salhab : Il ne suffit pas de raconter, il faut essayer de plonger le spectateur dans une expérience cinématographique

Discussion à bâtons rompus avec le cinéaste libanais à l’occasion de la rétrospective de ses films à Paris pour accompagner leur sortie dans un coffret DVD inédit.

Ghassan Salhab : Il ne suffit pas de raconter, il faut essayer de plonger le spectateur dans une expérience cinématographique

Le cinéaste libanais Ghassan Salhab. Photo DR

Vous faites des films depuis maintenant plus de vingt-cinq ans. Comment est né votre rapport au cinéma et aux images ?

Je ne fais pas partie de ceux qui déjà tout petits voulaient faire des films. Mes ambitions étaient plutôt d’être le Che Guevara local ou bien joueur de foot ! Les prémices de mon lien, non pas à la réalisation mais au cinéma, se font dans le Liban d’avant-guerre. Beyrouth, avant 1975, était une ville très bouillonnante intellectuellement, culturellement, avec en plus une grande diversité de films. Non seulement grâce aux ciné-clubs et aux centres culturels, mais aussi grâce à certaines salles de cinéma comme le Clemenceau. Ma passion pour le cinéma s’est progressivement précisée à Paris, où je suis venu passer mon bac, comme ce n'était pas possible au Liban à cause de la guerre civile. C’était aux premiers mois, en 1975. J’en suis tombé amoureux : c’était un Paris très différent de celui d’aujourd’hui, bouillonnant aussi. Il y avait un choix de films sidérant, et mon goût a pu s’aiguiser. Non seulement des films de différents pays, mais aussi de démarches cinématographiques plus radicales. Et je ne parle pas que de gens hyper connus comme Godard ou Antonioni, mais aussi d’un cinéma vraiment à la marge, comme celui de Jonas Mekas. Paris a été une école incroyable, surtout que je n’ai pas fait d’études de cinéma, je n’avais que le bac. Mais je ne dirais pas que je suis un autodidacte. Ça ne veut rien dire « auto » didacte : c’est à travers tant de films, de livres, de musiques et aussi de rencontres qu’on apprend. J’aurais pu rester spectateur, cinéphile. Le passage à la réalisation a été un glissement. C’est un terme que j’utilise beaucoup, comme un glissement de terrain, plutôt qu’un moment de bascule. Il faut dire que j’étais très engagé politiquement, à gauche, et la remise en cause n’avait de sens qu’à tous les niveaux pour moi, pas seulement sociale, économique, culturelle… elle est aussi artistique. Je me suis embarqué peu à peu vers la grande aventure du cinéma. Je suis un lent. Tout a pris du temps, mais je suppose que ça m’a servi. Si je n’avais pas fait mon premier long-métrage Beyrouth fantôme à trente-neuf ans, ça n’aurait évidemment pas été le même film. Face aux producteurs que j’ai rencontrés et qui voulaient un autre film que celui que je portais, j’ai su dire non, et autoproduire mon film. Je suis allé à l’aventure.

Dire non ?

J’ai vu six producteurs, et tous voulaient rendre le scénario plus lisible, remplir les trous. Mais pour moi, ce qu’on avait vécu, ce que j’avais vécu – c’est collectif mais aussi personnel forcément – ne pouvait pas être raconté. Je me devais de plonger le spectateur dans une expérience. Ce qu’on a appelé le cinéma moderne m’a énormément apporté. Plus que l’introspection, il a amené le questionnement : la remise en cause à travers la structure, la construction, la forme narrative, pas essentiellement dans le dire, comme le fait le cinéma plus conventionnel. C’est une remise en cause totale. Le bon vieux début-milieu-fin, les trois actes, n’était plus possible après ce qu’on a vécu. Je ne pouvais pas construire mon film comme ça. Nous sommes bloqués au deuxième acte.

Carole Abboud et Rabih Mroué dans « Terra Incognita ». Photo DR

Dans « Terra Incognita », votre film suivant, un personnage dit justement qu’il faut « apprendre à se perdre »

Une phrase dans le taoïsme dit que « seuls ceux qui se perdent peuvent trouver leur voie ». Et je pense que les guerres au Liban, mon rapport à la cause palestinienne, la remise en cause de ce qu’est le monde, du capitalisme dans toutes ses formes… ça m’a étrangement retiré des certitudes. Non pas parce que j’ai remis en cause ce que je pensais, mais parce que ça m’a amené à de plus en plus me questionner, et c’est comme ça que j’ai trouvé un chemin. Prendre le spectateur par la main, c’est vouloir l’éduquer. Je ne veux éduquer personne, je veux plonger le spectateur dans une expérience cinématographique, un questionnement. Il y a une très belle phrase de Abbas Kiarostami qui dit « mes films sont pleins de trous. Et au spectateur de les remplir, s’il le veut ». J’essaie de placer le spectateur à l’endroit où je suis, avec les risques que cela encourt.

On dirait d’ailleurs qu’une part de votre cinéma nous résiste : le temps est difficile à saisir, les personnages souvent filmés de dos, il y a des fenêtres à travers lesquelles on ne peut pas voir… : est-ce quelque chose que vous ne voulez pas dévoiler ou au contraire, arriver à montrer ce qui ne se voit pas dans la simple exposition du réel ?

Il est possible de filmer de tant de façons, et en même temps à chaque film sa voie. Il n’y a rien de plus triste qu’une école de cinéma qui vous apprend comment on filme. Le cinéma ne peut se résumer à un ou deux langages, une ou deux grammaires. Mon ami cinéaste Tariq Teguia utilise souvent le mot dispositif. Ce dispositif est une affaire de choix, y compris en terme de production. S’il m’arrive de filmer des gens de dos ce n’est pas pour boucher le champ, c’est entre autres pour nous donner à imaginer ce qu’ils voient ou essayent de voir, ce qu’ils ressentent. J’aurais pu choisir un dispositif de champ-contrechamp, mais ce qui m’intéresse c’est de montrer à partir d’où je vois et ce que je vois. Peut-être que je cherche à voir plus que ce que voient mes yeux, il y a cette quête. Et ça revient à ce qu’on disait tout à l’heure : je ne redoute pas de me perdre, dans un visage, dans un paysage…

Vous écrivez en français, vos films parlent en arabe… Face à cette variable de la langue, votre cinéma s’exprime de plus en plus par les corps et les regards, comme le regard de votre mère dans « 1958 ». C’est une langue privilégiée ?

Le regard est une des langues magnifiques du cinéma, comme le son, comme le hors-champ… Quand j’ai fait Beyrouth fantôme, beaucoup de gens m’objectaient qu’on ne parle pas vraiment comme ça dans la vie. Je répondais que le cinéma n’est pas une projection de la vie, c’est une langue en soi. L’imitation du réel, la reproduction… tout ça n’est pas très riche. Je tente de raconter dans un regard, dans une absence, dans l’incapacité des mots. Ce qu’est l’autre, c’est une langue presque inconnue. Il faut laisser de la place à ça.

Les cicatrices aussi racontent. Beaucoup de vos personnages en portent…

J’ai des amis qui ont été meurtris par la guerre. Physiquement. La chair a été marquée. Je veux inscrire mes films dans un lieu, et mes films se passent dans cette partie de la Méditerranée. Ce sont des blessures qui restent. La force d’une cicatrice, c’est que ça s’est passé, mais ça ne passe pas. La trace, c’est ça qui m’intéresse.

Une image tirée du film « Beyrouth Fantôme » de Ghassan Salhab. Photo DR

Cet ancrage fait que vos personnages sont pour ainsi dire suspendus.

Nous sommes fondamentalement suspendus. Je dirais même que c’est un enlisement, une suspension dans l’enlisement. Dans Beyrouth Fantôme, Darina el-Joundi dit « nous ne sommes pas vraiment morts, nous sommes des mourants ». Ce temps suspendu n’est pas joyeux, ce n’est pas une suspension rêveuse, méditative ou contemplative. Pour donner une image, c’est comme un pont en bonne partie détruit ou inachevé. Nous sommes là, au bord, les pieds dans le vide. Est-ce que le pont va être achevé ? Est-ce qu’il va être détruit une fois pour toutes ? C’est ça le Liban aussi, suspendu depuis le commencement, et le pire est souvent à venir. Depuis ce qu’il se passe en Palestine et au Liban, beaucoup de gens m’ont dit qu’avant ils étaient agacés du passage régulier des avions de guerre dans mes films, qu’ils trouvaient que j’exagérais… Je ne suis pas prophète, cette menace a toujours été là. Ces avions ont toujours violé notre ciel, depuis des décennies en fait. Mais ce n’est pas la seule menace, elle n’est pas qu’extérieure, loin s’en faut. Notre véritable territoire, c’est ce fil suspendu, tendu, ténu, le bord du précipice. Ça influence mes films.

Vous qui avez souvent expliqué refuser l’idée de nation, que pensez-vous de l’appellation « cinéma libanais » ?

Ce qu’on a longtemps appelé « cinéma national », quelle que soit cette nation, c’était pour marquer une indépendance, dans un contexte colonial. C’est aussi souvent en réaction ou en rejet au récit qu’on fait de « nous autres ». Ça n’a pas été notre cas ici. Je dirais plutôt « cinéma au Liban », ce qui se produit ici. On ne peut pas dire qu’il y a ou qu’il y a eu un mouvement cinématographique, un socle. Ce n’est pas une honte, c’est comme ça. Pour vous donner un exemple tout bête : quand j’ai fait mon premier long-métrage Beyrouth fantôme en 1998, West Beirut de Ziad Doueiri est sorti en salle aussi. Deux films très différents dans leur rapport à la guerre, et aussi dans leur démarche cinématographique. Quelqu’un à la radio au Liban m’avait dit : « Les jeunes sont partagés entre votre voie et celle (majoritaire) de Ziad Doueiri. » C’est pathétique, il y a des milliers de voies possibles ! Ça dit beaucoup de notre incapacité à accepter les courants, les contre-courants, les variantes, le pluriel. C’est sûr que je fais un cinéma aux antipodes d’autres cinémas, comme celui de Doueiri ou de Labaki ici, mais ce n’est pas contre. Il faut dire aussi qu’on a au Liban cette tare de vouloir exister à tout prix, d’affirmer sa « position » d’une manière ou d’une autre, quasiment toujours aux dépens de « l’autre ». C’est tout compte fait ce besoin de faire nation, où un récit finit par s’imposer aux autres. Un seul récit, fondateur, pense-t-on.

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Votre dernier film, « Contretemps », raconte la thaoura de 2019 et les années qui ont suivi. C’est un film tourné au téléphone et plutôt long – cinq heures quarante-cinq –, est-ce une volonté d’archiver ?

J’étais à Dakar où je filmais un essai quand j’ai décidé de vider les vidéos de mon téléphone portable pour les mettre sur un disque dur. Et là pour la première fois, j’ai vu les images du soulèvement de 2019. Je les avais filmées puis postées sur Instagram, mais je ne les voyais pas. J’étais un témoin immédiat, je faisais partie du soulèvement. Je filmais de là où je me trouvais, donc forcément plutôt les gens de gauche, les féministes, les « divergents ». Je n’ai fait aucun portrait ni filmé non plus les réunions auxquelles je participais, il n’y avait pas d’intention de faire un film, j’étais trop dedans pour cela. En voyant ces images, très vite m’est venue l’idée de faire une chronologie pure, scrupuleusement, sans tricher. Ce n’était pas une affaire d’opinion, d’analyse, ça ne m’intéressait pas. Je voulais rendre compte de l’ivresse de ce soulèvement au début. Il n’y pas de honte à l’ivresse, c’est beau. Nous savions bien qu’une gueule de bois suivra. Au Sénégal, ils ont cette phrase : « Si tu vois des gens danser, entre dans la danse, tu verras bien après pourquoi ils dansent. » Je voulais rendre compte de cette danse, ce soulèvement, ces chants au commencement. Peu à peu, la fameuse pandémie nous gagne, le film, et le « nous » se transforme. Le « nous » et le « je » devraient se penser ensemble, c’est pas l’un ou le(s) autre(s). Dans le monde libéral et ultralibéral, c’est « je » contre « nous », comme si le « nous » allait étouffer le « je ». Non, l’individu doit tenir compte du collectif et le collectif de l’individu… C’est toujours « ou » qui l’emporte sur « et ». On n’y arrive pas. Le fait est que le film glisse dans le temps de cette pandémie – qui semble dater d’un siècle maintenant – et le « nous » qui était dans un véritable élan devient un « nous » désolé. Et le « je » avec. Un naufrage personnel et collectif à la fois. Et alors que j’avais presque fini le montage, il y a eu Gaza, l’horreur qui commençait, le film se termine là-dessus. C’est une pure chronologie temporelle, elle nous a emportés, j’ai voulu dire cet emportement, dans un sens et dans l’autre. Il est là, quelque part, le contretemps.

Image de la thaoura dans le film « Contretemps ». Photo DR

Vous avez toujours été très lié à la cause palestinienne. Que peut l’image face à cet effacement accéléré ? Vous avez notamment initié « Video tract for Palestine » sur Instagram.

Video Tract for Palestine a commencé par deux vidéos que j’ai postées sur Instagram à titre personnel, avec pour titre Video Tract… En hommage aux cinéastes qui ont fait des « ciné-tracts » contre la guerre du Vietnam, avec juste une bobine de 16 mm. Des personnes ont aimé l’idée et ont voulu participer. Peu à peu, ça a créé un groupe d’une cinquantaine de personnes, mais absolument sans codes ni conditions, avec des lignes très différentes. C’était une réaction, un cri. Et puis il y en a eu de moins en moins, les cris se sont étouffés... La nouvelle grande arme des dominants, des puissants, c’est aussi l’épuisement. Ils t’écrasent par la police, les bombes, l’asservissement, l’argent, mais aussi par l’abattement. Ce rapport aux Palestiniens fait tellement partie de nos vies. Un lien pour moi. C’est la petite et humble réponse que je peux avoir actuellement face à ce que subissent les Palestiniens, face au déferlement de leurs images désespérées, mais aussi des TikTok plus qu’obscènes des soldats israéliens. Si un jour je fais un film, ce sera plutôt à partir de ça. De l’insensé sioniste. Le vainqueur ne sait pas qu’il a creusé sa tombe tout en nous ensevelissant. Pour reprendre ce que disait Darwiche, l’espoir est toujours ( ?) du côté des vaincus… Ce contrechamp sur l’ennemi est certes écœurant, il est troublant aussi, parce l’ennemi porte les spectres des victimes – leurs vêtements, leurs sous-vêtements, leurs jouets, leurs livres sacrés… Et ça dit beaucoup de celui qu’il essaie d’anéantir. Le Palestinien est plus présent que jamais dans un terrible paradoxe, parce qu’on tente de l’effacer.

Vous faites des films depuis maintenant plus de vingt-cinq ans. Comment est né votre rapport au cinéma et aux images ?Je ne fais pas partie de ceux qui déjà tout petits voulaient faire des films. Mes ambitions étaient plutôt d’être le Che Guevara local ou bien joueur de foot ! Les prémices de mon lien, non pas à la réalisation mais au cinéma, se font dans le Liban d’avant-guerre. Beyrouth, avant 1975, était une ville très bouillonnante intellectuellement, culturellement, avec en plus une grande diversité de films. Non seulement grâce aux ciné-clubs et aux centres culturels, mais aussi grâce à certaines salles de cinéma comme le Clemenceau. Ma passion pour le cinéma s’est progressivement précisée à Paris, où je suis venu passer mon bac, comme ce n'était pas possible au Liban à cause de la guerre civile....
commentaires (1)

Bravo pour un cinéaste qui essaie de pousser le "cinema au Liban " ( comme il le dit), vers des horizons plus lointains et certainement plus osés. Le cinéma Libanais n'a pas encore réussi à s'affranchir du banal quotidien. Ghassan, par contre, y est arrivé.

Raed Habib

16 h 49, le 30 décembre 2024

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Commentaires (1)

  • Bravo pour un cinéaste qui essaie de pousser le "cinema au Liban " ( comme il le dit), vers des horizons plus lointains et certainement plus osés. Le cinéma Libanais n'a pas encore réussi à s'affranchir du banal quotidien. Ghassan, par contre, y est arrivé.

    Raed Habib

    16 h 49, le 30 décembre 2024

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