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Culture - Photographie

Les acteurs du pouvoir libanais à nu devant l’objectif de Lamia Abillama

« Attention, chef-d’œuvre ! » avertit Karim Émile Bitar. La photographe Lamia Abillama signe le vendredi 20 décembre*, au musée Sursock, « Portraits d’une république », un album qui réunit sans les unir les principaux acteurs du paysage politique libanais de 2008 à 2024.

Les acteurs du pouvoir libanais à nu devant l’objectif de Lamia Abillama

Le chef des Marada, Sleiman Frangié, sous l'objectif de Lamia Abillama. Avec l'aimable autorisation de l'artiste

Armée d’une caméra analogique, Lamia Abillama se lance dans une série de portraits-vérité du pouvoir libanais. Portraits d’une république, préfacé par le politologue Joe Maïla et le professeur de relations internationales Karim Émile Bitar et enrichi de notices biographiques par le corédacteur en chef de L’Orient-Le Jour, Élie Fayad, renferme dans ses pages le « misérable tas de secrets » d’hommes et de femmes dotés d’une certaine puissance.

À un moment-bascule de l’histoire du Liban et de la région sort ce livre qui est bien davantage qu’un recueil de photos, une manière de brûlot. Il montre, tels qu’en eux-mêmes, avec leurs vulnérabilités et leur humanité crue, soixante-quinze hommes et femmes de pouvoir ou d’influence qui ont, au cours des dernières décennies, marqué d’une manière ou d’une autre la vie des Libanais. Serrés côte à côte, dans un ordre subjectif dont seule la photographe a le secret, chacun d’eux a donné au Liban tout le bien, et pour certains tout le mal qu’il pouvait. « L’ordre de succession n’est pas aléatoire », indique la photographe. « J’ai refusé de céder à l’ordre alphabétique ou chronologique. J’ai choisi deux axes. L’un va de l’ombre à la lumière avec un tournant au niveau du portrait de Nohad Machnouk devant une toile d’une femme nue dont on devine qu’elle se suicide, et que j’ai voulu comme un éclairage du peu de cas fait de la condition des femmes au Liban. L’autre suit le fil d’un récit politique imaginaire, ainsi le portrait de Abbas Ibrahim tirant en direction de l’objectif fait suite à celui de Nabih Berry auquel il voudrait succéder. On peut imaginer ce qu’on veut », explique Lamia Abillama. Quant à sa manière de procéder, « je n’ai pas parlé avec mes modèles plus de deux minutes, bout à bout. Je me suis contentée de leur donner des ordres de sorte qu’ils se conforment à ma vision de leur portrait », explique-t-elle.

Corps public et corps privé

« Galerie des glaces », mais aussi « album de famille », écrit Joseph Maïla dans sa préface, tandis que Karim Émile Bitar évoque dans la sienne des « animaux politiques » que la photographe tente d’apprivoiser. L’ouvrage, dont la couverture met en lumière la « salle d’attente » de Moukhtara, s’ouvre sur des clichés du patriarche Sfeir contemplant des chaises vides, symboles et obsessions du pouvoir, et s’achève sur un portrait en pied de l’ancien président Émile Lahoud, hilare tel un comédien de stand-up. Entre ces deux figures vont défiler des images troublantes de tous ces personnages familiers. Troublantes parce que prises dans leur intimité – une règle que s’est assignée la photographe, les montrant dans une sorte de lutte entre leur corps public et leur corps privé. « L’intimité n’est pas le propre de ceux ou celles dont l’activité est l’action politique », souligne Joe Maïla dans son texte d’ouverture. Peu de femmes se distinguent dans cet ensemble. Près d’une dizaine sur soixante-quinze, signe de la place congrue que celles-ci ont réussi à obtenir dans un monde politique éminemment patriarcal, peu d’entre elles ayant réussi à se distinguer sans être les veuves, mères ou épouses d’un dirigeant. La « salle d’attente » de Moukhtara dénonce, à travers les visages accablés ou las des « patients », la dépendance du citoyen aux services du « zaïm » en l’absence d’un État égalitaire.

La « salle d’attente » de Moukhtara fait la couverture de l'ouvrage de Lamia Abillama, « Portraits d’une république ». Avec l'aimable autorisation de l'artiste

Le 4-Août, les oiseaux, et une boucle est bouclée

Lamia Abillama s’est lancée dans ce projet en 2007, l’idée en ayant mûri dès l’été 2006, en pleine guerre israélienne contre le Liban. Sans l’avoir voulu ou cherché, elle publie ce livre en cette fin d’année 2024, à l’heure même où une boucle est bouclée : une nouvelle guerre dévastatrice entre le Hezbollah et Israël s’achève sur un affaiblissement considérable du parti pro-iranien, suivie peu après, en Syrie, de la fuite de Bachar el-Assad devant le rouleau compresseur des armées rebelles. Rebattues, les cartes éclairent d’un jour nouveau ces personnages qui, dès les premiers clichés, révèlent tout à coup le poids du régime syrien sur leurs actes et décisions tout au long des étapes, 2008, 2013, 2019, où les photos ont été prises. « C’est comme si ce livre avait sa propre horloge biologique », constate la photographe, qui énumère les nombreux obstacles surgis tout au long de sa réalisation. Obtenir le consentement des modèles pour poser devant un objectif qui ne promet aucune complaisance, franchir le barrage de gardes prétoriens dont la plupart des « clients » sont entourés, faire face aux critiques, parfois celles des amis les plus proches, les uns s’opposant à l’idée qu’elle légende les photos ou assume un point de vue engagé dans les prises de vue, lutter avec l’imprimeur sur des exigences de format propres à la photographie analogique, chercher un financement et le voir refusé parce que telle ou telle personne controversée se trouve dans ses pages, chercher un lieu de signature et subir un rejet pour des raisons politiques… « J’en ai souvent pleuré de découragement », confie la photographe qui se retrouve, après la double explosion au port, le 4 août 2020, dans son appartement dévasté, essayant de réparer ce qui peut l’être, à commencer par sa propre santé mentale. Amoureuse des oiseaux, celle qui vit entourée d’une nuée de diamants de Gould aussi bariolés que mélodieux, voletant librement à travers les arbres en pots de son appartement et ne se posant dans leurs cages ouvertes que pour leur nourriture, dit leur devoir son salut. En effet, le jour de l’explosion, une oiselle avait manifesté un comportement inhabituel, insistant à dormir dans la chambre de la photographe face au port, alors qu’elle n’avait pas coutume de le faire. Lamia avait dû fermer les volets à 18h, ce qui l’avait protégée, quelques minutes plus tard, d’une mortelle projection de bris de verre. En se remémorant ce moment, la photographe prend conscience de sa bonne étoile, malgré les montagnes russes parcourues jusqu’alors. « Ce livre est un enfant de la douleur », écrit-elle dans l’avant-propos. Mais la voilà qui en signe l’imprimatur. Il est fait, fini, assumé. Il doit finalement sa publication au mécénat de Robert Matta à travers la fondation RAM.

Une caméra Hasseblad pour arme de combat

C’est pourtant déjà, dans un tremblement de toute la structure de l’immeuble où vit la photographe, en juillet 2006, alors que l’armée israélienne bombarde Dahyé, que l’idée de ce projet se profile. Son père, l’émir Farouk Abillama, grand commis de l’État, tour à tour directeur général de la Sûreté générale, ambassadeur du Liban à Paris et directeur général du ministère des Affaires étrangères, est assis sur son lit, atteint d’une maladie qui l’emportera quelques mois plus tard. « Il me confie dans un soupir, les larmes aux yeux : « Lamia, je n’aurai même pas le droit de mourir en paix ! » écrit-elle dans l’avant-propos. Cet homme, comme sa fille, réputé pour son franc-parler, avait osé, au plus fort de la tutelle de Hafez el-Assad sur le Liban, qualifier le général syrien Moustapha Tlass de « tapis persan » au regard du nombre de médailles émaillant sa poitrine. À force de piques de cet ordre, la carte de cet amoureux du Liban était brûlée et il s’était peu à peu retiré de la vie politique. Pour lui qui a été sacrifié à l’autel de la vérité, alors que d’autres se faisaient conciliants pour rester dans le jeu, sa fille décide de poursuivre le combat avec la seule arme à sa portée : une caméra Hasselblad analogique W 903 et des bobines Portrat 800 ISO à très haute sensibilité. Avec ce matériel devenu de nos jours introuvable, elle va édifier une galerie de portraits-vérité infiniment troublants, exigeant que ceux-ci soient pris aux domiciles des modèles, et que ces derniers se soumettent à ses propres choix de cadres et de lumière. « Approcher ces figures politiques était pour moi une nécessité. Je voulais percer leurs visages mystérieux, comprendre leurs multiples facettes, donner à lire en chair et en os la réalité de leurs expressions faciales et corporelles, car la gestuelle finit toujours par révéler la vérité profonde des êtres », écrit-elle. « Ses photos font plus qu’« immortaliser » les figures politiques, elles les mettent à nu, elles démultiplient aussi bien leurs qualités que leurs défauts, tant et si bien que les lecteurs trouveront chez les personnalités qu’elles admirent encore plus de raisons de les admirer, et chez celles qu’elles méprisent encore plus de raisons de les mépriser », écrit Karim Émile Bitar.

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Samir Geagea et son ours en peluche, Nadim Gemayel derrière des barreaux…

Révélant en filigrane l’ambition des uns, l’amertume des autres, la tranquillité chez certains, l’assurance des parvenus, l’angoisse du plus grand nombre face aux risques du pouvoir, Lamia Abillama va mettre en scène ces personnages tels que vous ne les avez jamais vus. Imaginez le chef des Forces libanaises Samir Geagea dans sa chambre, un grand chapelet pendant au dos du lit sur lequel il est assis, un nounours calé entre deux oreillers, jouissant du tendre confort d’un chez-soi après onze ans de prison. Imaginez Nadim Gemayel derrière les barreaux d’une fenêtre de sa maison à Bickfaya et sa mère, Solange, derrière les barreaux d’une fenêtre jumelle, tous deux captifs d’une histoire dont il leur est impossible de se défaire. Imaginez le directeur général de la Sûreté générale Abbas Ibrahim vous mettant en joue avec un fusil de chasse, assis dans son salon sous la peinture d’une cavale en furie. Imaginez le secrétaire général du Hezbollah Naïm Kassem – qui n’en était à l’époque de la photo que le numéro deux – riant aux éclats, amusé par le despotisme de la photographe, ou inondé d’une lumière quasi divine qui dénonce une bienveillance dans ce visage souvent menaçant. Imaginez Gebran Bassil minuscule dans l’immensité de son chalet de montagne, ou pouffant pour une raison surprenante révélée par la photographe dans la légende de la photo : il vient d’apprendre que l’un de ses beaux-frères a déchiré le fond de son pantalon lors d’une marche dans la nature. Imaginez le patriarche Béchara Rai en un double portrait d’une facture Renaissance… Tout cela, Lamia Abillama l’a saisi avec acuité et le donne à déchiffrer librement. Intelligenti pauca.

Le portrait de Wiam Wahhab dans son salon, par Lamia Abillama. Avec l'aimable autorisation de l'artiste

La « notice bio » comme genre littéraire

Des portraits biographiques minutieusement établis par Élie Fayad, viennent ajouter un indispensable éclairage, à la fois sensible et distancié, sur le parcours de chacun. Intellectuels, politiques, hommes de religion, le rôle de chacun d’eux, les périodes dans lesquelles ils ont été appelés à agir, les succès, les échecs, les enfances, les contextes familiaux et communautaires qui ont déterminé leurs vocations sont ici relatés avec des détails souvent inédits. Élevant la « notice bio » à la qualité d’un nouveau genre littéraire, les brefs récits qu’il livre de ces vies qui gouvernent ou ont gouverné les nôtres se lisent comme autant de romans concis appuyés sur des archives. On s’arrêtera notamment sur la manière dont l’ancien gouverneur de la Banque du Liban, Riad Salamé, s’est mué de « magicien » en «sorcier ». On notera, par exemple, que le départ de Michel Sleiman de Baabda à la fin de son mandat, en mai 2014, fut pour le Hezbollah « presque une fête ». On savourera le portrait d’un Wiam Wahhab, « créature du régime syrien sans véritable base politique locale », acharné à embarrasser son propre camp. On saluera l’accent mis sur l’élégance d’un Michel el-Khoury, ancien gouverneur de la Banque du Liban, entre autres activités et engagements politiques, un style qui surnage au-dessus de la décadence dans laquelle il lui faudra évoluer avec le temps. On constatera le nombre d’« héritiers » dans ce tableau de famille où prévaut le modèle patricien ou plus précisément, pour citer Karim Émile Bitar, « une conception patrimoniale du pouvoir ». « Les patriciens des temps fondateurs rêvaient d’une Venise orientale. Au mieux ont-ils reproduit sur leur sol levantin l’Italie déliquescente du Cinquecento, celle des guerres entre les cités », écrit, pour sa part, Joseph Maïla.

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Leurs « Excellences » dans le viseur de Lamia-Maria Abillama

Seuls deux « clients » de la liste de la photographe sont, d’une certaine manière, absents de ce livre. Il s’agit de l’ancien gouverneur de la Banque du Liban, Riad Salamé, qui a refusé d’être photographié chez lui, demandant à l’être dans son bureau de la banque, ce qui, pour Lamia Abillama, était rédhibitoire. La raison de ce refus était sa crainte de dévoiler des indices sur sa fortune à un moment où filtraient des soupçons sur son implication dans des opérations de blanchiment d’argent. L’autre est le défunt chef du Hezbollah Hassan Nasrallah, dont l’entourage a écarté la photographe pour des raisons sécuritaires.

« Les personnalités du passé continuent, tels des fantômes, d’exercer une influence prépondérante sur la psychologie collective libanaise : les photographies de Lamia Abillama en sont une parfaite illustration », conclut Karim Émile Bitar.

« Portraits d’une république » de Lamia Abillama, signature le vendredi 20 décembre, à partir de 16h, au musée Sursock.

Armée d’une caméra analogique, Lamia Abillama se lance dans une série de portraits-vérité du pouvoir libanais. Portraits d’une république, préfacé par le politologue Joe Maïla et le professeur de relations internationales Karim Émile Bitar et enrichi de notices biographiques par le corédacteur en chef de L’Orient-Le Jour, Élie Fayad, renferme dans ses pages le « misérable tas de secrets » d’hommes et de femmes dotés d’une certaine puissance.À un moment-bascule de l’histoire du Liban et de la région sort ce livre qui est bien davantage qu’un recueil de photos, une manière de brûlot. Il montre, tels qu’en eux-mêmes, avec leurs vulnérabilités et leur humanité crue, soixante-quinze hommes et femmes de pouvoir ou d’influence qui ont, au cours des dernières décennies, marqué d’une manière ou...
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Magnifiques photos de la talentueuse Lamia Abillama !

Gédéon Maya

15 h 32, le 18 décembre 2024

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Commentaires (5)

  • Magnifiques photos de la talentueuse Lamia Abillama !

    Gédéon Maya

    15 h 32, le 18 décembre 2024

  • Exact,Câline! j aimerai les voir...pendus.

    Marie Claude

    17 h 49, le 17 décembre 2024

  • À voir et avoir!

    Myriam Sabbagh

    02 h 00, le 17 décembre 2024

  • Finalement le fruit d un travail long et acharné! Hâte de voir le résultat surprenant et mystérieux comme son auteur éthérée.

    Myriam Sabbagh

    01 h 59, le 17 décembre 2024

  • Chapeau à l'artiste mais avoir les visages de ces corrompus chez moi, non merci

    Mouawad Caline

    17 h 38, le 16 décembre 2024

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