Rechercher
Rechercher

Culture - Exposition muséale

Nour Mobarak croque la grosse pomme et installe ses sculptures multimédia au MoMA

La jeune artiste libanaise présente une ambitieuse installation révolutionnaire immersive aux concepts sonores et visuels novateurs intitulée « Dafne Phono»  dans le prestigieux musée de New York. 

Nour Mobarak croque la grosse pomme et installe ses sculptures multimédia au MoMA

Nour Mobarak. Photo Kathryn Kupillas

Pour sa première exposition muséale à New York, l’artiste libano-américaine Nour Mobarak présente au Museum of Modern Art (MoMA) une installation sonore révolutionnaire immersive à grande échelle qui réinterprète le premier opéra Daphné, composé par Jacobo Peri et Ottavio Rinuccini en 1598, en mêlant mycélium, voix et langues diverses. À travers cette œuvre, elle explore des questions relatives à la voix, au langage et aux matériaux organiques, tout en remettant en question les notions classiques de la sculpture et de l’installation. Elle engage une réflexion profonde sur la métamorphose, tant au niveau sonore que visuel et sur la manière dont les matériaux et les voix interagissent.

L’installation/sculpture qui se tient dans le studio Marie-José et Henry Kravis du MoMA jusqu’au 12 janvier 2025, est organisée par Sophie Cavoulacos, conservatrice associée au département du cinéma, avec May Makki, assistante de conservation au département des médias et de la performance. Elle est financée, entre autres, par le Lonti Ebers Endowment for Performance. Cette œuvre démontre l’approche innovante et ambitieuse de l’artiste de 38 ans en matière de fusion de la voix, du langage, de la sculpture sonore et de la performance, et révèle une audace artistique avant-gardiste et novatrice.

Une vue de l'installation « Dafne Phono » de Nour Mobarak, au MoMA, à New York. Photo Jonathan Dorado © The Museum of Modern Art, New York

Le mythe et la voix

Dafne, considéré comme le premier opéra de l’histoire de cet art musical, explore le mythe d’Apollon et Daphné, inspiré des Métamorphoses d’Ovide. La nymphe Daphné se transforme en laurier pour échapper à Apollon. L’artiste utilise ce contexte pour explorer les thèmes de la voix en tant qu’instrument, de l’assujettissement et de la diversité linguistique. « Lors de mes recherches et de la sélection de ces langues, mon intérêt était principalement formel : je cherchais des sons, mais je n’avais pas l’intention de choisir une langue pour sa rareté ou son indigénéité... Bien que je ne sois pas linguiste, je n’ai pu m’empêcher d’observer que la tendance actuelle montre un rétrécissement de la fonctionnalité du corps humain sensoriel et organique. Les rapports indiquant que nous perdons également la dextérité manuelle en raison de l’utilisation généralisée des écrans semblent corréler », écrit Nour Mobarak dans la préface du livre Dafne Phono, publié avec le soutien de Sylvia Kouvali. Cet ouvrage, utile pour une immersion profonde, décrit les trois étapes du processus de traduction de l’artiste.

Expérimentation linguistique

L’expérimentation linguistique constitue un aspect central de Dafne Phono. Nour Mobarak a collaboré avec des linguistes et des communautés parlant des langues rares et anciennes telles que le taa également appelée xoon (une langue du peuple San, en Afrique australe), le chatino (parlé au Mexique), l’abkhaze (Caucase) et le silbo gomero (une langue sifflée des îles Canaries), pour traduire le livret de l’opéra. Ces traductions, réalisées dans le cadre d’ateliers et d’enregistrements personnels, ont fourni une plateforme pour la préservation et l’innovation linguistiques. Chaque langue a été abordée selon un processus distinct, incluant des ateliers sur le terrain et des enregistrements sur place. Le résultat est une œuvre qui reflète la diversité des langues et des cultures, tout en soulignant l’interconnexion de la voix humaine et de son expression. Le texte qui en résulte est une forme de poésie concrète.

Composition sonore et rôle du chœur

La composition sonore a été conçue pour donner à chaque personnage une voix distincte. L’installation comprend cinq scènes, cinq chœurs et quatre monologues/dialogues, où les voix fonctionnent comme des instruments principaux. Nour Mobarak a conçu l’opéra en expérimentant des mélodies et des éléments percussifs d’enregistrement, les assemblant en une expérience auditive immersive. Quinze voix résonnent des haut-parleurs intégrés dans des sculptures géométriques en mycélium, chacune représentant un personnage de l’opéra. La force oppressive d’Apollon est symbolisée en italien, tandis que le chœur amalgame les autres langues. Le chœur représente la ville, une multiplicité de voix fusionnant en une seule entité. L’artiste a ainsi créé un son à la fois mélodique et percussif où chaque voix est utilisée comme un instrument, renforçant la notion de voix corporelle et transcendantale. La composition a été réalisée à l’aide d’un logiciel de montage sonore, permettant à l’artiste de manipuler des échantillons et de construire une logique sonore organique, presque instinctive.

Nour Mobarak a utilisé du mycélium, la racine du champignon, pour créer des sculptures sonores. Photo Jonathan Dorado © The Museum of Modern Art, New York

Le mycélium comme matériau sculptural

Un autre aspect novateur de cette installation est l’utilisation du mycélium, la racine du champignon, pour créer des sculptures sonores. Le mycélium incarne la croissance, la décomposition et la transformation, reflétant les thèmes du mythe de Daphné. Ces sculptures, qui représentent des personnages de l’opéra, sont façonnées à partir de mycélium de Trametes versicolor (un champignon « en queue de dinde ») lignivore, cultivé pour ses propriétés médicinales étonnantes, un matériau que Nour Mobarak explore pour ses propriétés de décomposition et de régénération. Ce choix renforce l’idée de métamorphose, puisqu’il est capable de se décomposer et créer du neuf, tout en rappelant les thèmes de métamorphose du mythe de Daphné. Les sculptures de mycélium, d’une forme géométrique simple, comme celle d’Apollon, sont utilisées comme des supports pour diffuser les voix, chaque sculpture étant un canal sonore distinct. La nature du mycélium, avec sa capacité à croître, se transforme et se décompose, devient une métaphore de la puissance et de la fragilité de la voix humaine.

Chaque sculpture – Vénus, Apollon, Cupidon et Daphné – a subi des processus uniques de croissance et d’expérimentation, impliquant souvent des échecs et une collaboration ultérieure avec une champignonnière bio-industrielle grecque. Vénus, représentée par deux cônes massifs symbolisant la déesse, a nécessité huit mois de croissance. Cupidon, seule sculpture figurative représentant un enfant abkhaze, évoque l’espièglerie et la perturbation. Apollon, une forme ovoïde, reflète l’oppression divine. Daphné a une structure sinueuse en forme d’arbre représentant la métamorphose et la résistance. Cette pièce avait également un double objectif : nourrir les communautés avec ses champignons récoltés pendant la croissance.

Métamorphose et sculpture du python

Le python tué par Apollon est la seule figure non sculptée en mycélium. Nour Mobarak l’a conçu à partir de plastique thermoformé et de plâtre, créant une entité morte et statique, en contraste avec les formes organiques du mycélium. Le python, mort et figé, incarne l’opposition à Daphné, qui se transforme et se régénère. La sculpture du python, réalisée en vert vif, reflète la dégradation progressive de la vie, passant du vert au noir à mesure que la créature se dirige vers la mort. Ce choix de matériau souligne l’idée de destruction physique mais aussi la manière dont la forme et le langage, à travers leur transformation, engendrent un nouvel espace de réflexion.

Le travail de Nour Mobarak défie la sculpture traditionnelle en combinant des formes classiques avec des matériaux vivants et évolutifs. L’installation interroge la fluidité du langage, les limites du corps humain et la résilience durable des voix opprimées. Dans Dafne Phono, Mobarak réinvente l’opéra en offrant une expérience visuellement dynamique, riche en acoustique et conceptuellement profonde.

« Dans Dafne Phono, je réfléchis à la relation entre la dynamique du pouvoir et la matière physique telle qu’elle est vécue de manière différentielle – comme imbriquée, fractale, intercausale, invisible et visible, ressentie et empirique, métamorphique. L’histoire de l’opéra, avec ses ambitions hypersensorielles, se prêtait bien à ce projet. Ce dernier tente de retracer divers corps et leurs interactions au sein de la nature, du mythe, de l’empire et du langage, et d’examiner comment ces structures influencent à leur tour les corps qui les constituent », résume Nour Mobarak.

Le travail de Nour Mobarak défie la sculpture traditionnelle en combinant des formes classiques avec des matériaux vivants et évolutifs. Photo Jonathan Dorado © The Museum of Modern Art, New York


Entretien avec Nour Mobarak

Votre père, Jean Mobarak, parlait couramment l’italien. Cette langue a-t-elle influencé votre inspiration ?

 L’italien dans Dafne Phono s’explique simplement par le fait que c’est la langue dans laquelle le premier opéra a été écrit. La musique et le son jouent un rôle essentiel dans mon travail, comme c’est souvent le cas dans l’opéra. 

Votre héritage libanais joue-t-il un rôle dans votre langage artistique ?

 Ma pratique, qui déplace constamment les médiums – le son devient texte, le texte devient image, la sculpture devient musique, la performance devient sculpture,  reflète ma position diasporique. Je ne me sens jamais totalement à l’aise nulle part, ou peut-être partout à la fois, mais toujours comme une observatrice extérieure. J’introduis souvent un élément étranger dans les formes avec lesquelles je travaille, pour les interroger. Mon travail est ouvert et adaptable. Et bien sûr, mes racines multiples m’accompagnent..

Mon héritage libanais m’est cher. Mon père a vécu au Liban la majeure partie de sa vie, et j’y retourne régulièrement. J’adore cet endroit. Peut-être que mon expérience du Liban – avec sa culture généreuse, ses coutumes riches, et ses relations humaines dans un paysage sublime marqué par des injustices incessantes – nourrit mon sens de la conviction. Beaucoup disent que mes œuvres évoquent des ruines antiques. Cela a du sens  ; mon enfance a été marquée par des visites de ruines au Levant, où je me sentais chez moi. Mon travail explore souvent des idées de décadence et de métamorphose.

Comment avez-vous fait votre entrée au MoMA ?

 La commissaire de mon exposition, Sophie Cavoulacos, a découvert mon travail pour la première fois à la galerie Miguel Abreu, à New York, en 2019. Elle m’a demandé de la rencontrer et a suggéré que nous restions en contact. Plus tard, lorsque je travaillais sur cette œuvre ambitieuse, j’ai eu besoin d’un soutien supplémentaire. Je lui ai présenté l’installation et, un an plus tard, elle a proposé de l’exposer au MoMA, où elle est conservatrice associée . « Cette œuvre a été présentée pour la première fois au Théâtre municipal du Pirée, en Grèce, par Sylvia Kouvali, en 2023. J’ai commencé à y travailler en 2021. 

Quels sont les artistes contemporains et courants artistiques marquants qui ont influencé votre œuvre ?

Je n’aime pas cette question parce qu’il existe tout un monde d’influences. Il m’est difficile d’y répondre complètement. Je n’aime pas que ma pratique soit enfermée dans une case ou une lignée à moins que nous ne l’abordions vraiment avec soin et précision. C’est infini et pourtant, pendant longtemps, la façon dont j’ai fonctionné avec toutes ces influences a été d’essayer de m’y opposer, de l’interroger ou de la dépasser – si je reconnais une influence dans mon travail, j’essaie de la nier pour créer quelque chose de différent.

Mais bien sûr, je suis humble et je sais que toutes ces influences sont présentes. Les premières ont été Robert Ashley, pour ses opéras, et d’autres compositeurs du XXe siècle qui ont utilisé la voix de manière surprenante comme Morton Feldman. Samuel Beckett, pour sa capacité à fusionner la forme et le contenu de son œuvre – le contenu informe de la forme. Ju Suk Reet Meate et Rock and Roll Jackie de Smegma, un groupe de « noise » expérimental d’une génération précédente avec lequel j’ai joué au début de ma vingtaine et où j’ai pratiqué une grande partie de mes propres techniques d’improvisation. Keston Sutherland, un poète très précis techniquement avec une grande compréhension de la langue, qui était mon professeur à l’université. Charles Gaines, pour qui j’ai travaillé et qui, ce faisant, a observé dans sa pratique comment synthétiser et produire un large éventail d’idées en un tout lisible et conceptuel.

Dans nos archives

Perdus de vue ... Emilie Barakat : toute la ville a chanté avec elle !

Très tôt, j’ai admiré les artistes de Fluxus pour leur décalage constant des conventions et leurs nouvelles formes ; Kathy Acker pour son refus et sa libération, bien qu’il y ait de nombreux iconoclastes et punks à qui j’attribue cela, et aussi un large éventail de musique «outsider », « expérimentale », « punk », « électronique », « dance » ou « noise » de toutes les époques et de toutes les cultures. Etel Adnan pour son observation perçante et poétique de la culture, du paysage et de la forme. Musique médiévale ancienne pour intonations variables. Bien sûr, la musique de toutes sortes de cultures pour diverses raisons. La résonance dans le gamelan d’Indonésie. Le chant polyphonique de Guinée. Les motifs rythmiques ou iqa’at dans la musique arabe. La musique contemporaine de guitare microtonale d’Afrique du Nord ; Eva Hesse pour les étendues de matérialité, William Pope.L pour la critique et la performance sociétales hilarantes et poignantes. Marianne Amacher pour les innovations dans la musique spatiale, les phénomènes psychoacoustiques et l’écoute. Footwork et Juke de Chicago. David Hammons pour son génie antimatériel malicieux. Senga Nengudi pour la sculpture incarnée et sensuelle et le corps politique. La théorie critique. Il y a beaucoup d’artistes et de musiciens contemporains que je trouve inspirants.



Parcours exponentiel Qui est Nour Mobarak ? Fille de Jean Moussa Mobarak et d’Émilie Barakat, Nour Pamela Mobarak est une artiste américano-libanaise née au Caire, en Égypte, en 1985. Elle vit et travaille entre Los Angeles, Bainbridge Island et Athènes, en Grèce. Ses œuvres ont été exposées notamment à la galerie Sylvia Kouvali, à Londres (2017) et au Pirée (2023) ; au MIT List Visual Arts Center, à Cambridge (2022) ; au Schinkel Pavillon, à Berlin (2023) ; à la Miguel Abreu Gallery, à New York (2019). Elle a également performé dans des institutions comme le Western Front à Vancouver, le Hammer Museum à Los Angeles, le Café OTO à Londres, la Renaissance Society à Chicago ou encore le Museum of Contemporary Art à San Diego. En 2024, ses œuvres figurent au Castello di Rivoli, à Turin, et au Museum of Modern Art (MoMA), à New York.



Pour sa première exposition muséale à New York, l’artiste libano-américaine Nour Mobarak présente au Museum of Modern Art (MoMA) une installation sonore révolutionnaire immersive à grande échelle qui réinterprète le premier opéra Daphné, composé par Jacobo Peri et Ottavio Rinuccini en 1598, en mêlant mycélium, voix et langues diverses. À travers cette œuvre, elle explore des...
commentaires (1)

Quel talent audacieux et avant - guardiste! Brava!

Robert Moumdjian

06 h 31, le 05 décembre 2024

Tous les commentaires

Commentaires (1)

  • Quel talent audacieux et avant - guardiste! Brava!

    Robert Moumdjian

    06 h 31, le 05 décembre 2024

Retour en haut