Alors qu’un cessez-le-feu est officiellement entré en vigueur le 27 novembre dernier, L’Orient Today a choisi de revenir sur l’un des instruments privilégiés par Israël dans le cadre de ces deux mois de bombardements intenses, notamment sur la banlieue sud de Beyrouth : les avis d’évacuation adressés aux résidents et aux voisins des bâtiments ciblés, généralement à la dernière minute et par le biais des réseaux sociaux.
Notre analyse des données satellitaires ainsi que du calendrier et de la destruction des frappes qui ont suivi a révélé que ces avertissements pourraient avoir violé le droit international, alors même que ce dispositif est l’un des éléments mis en avant par Israël lorsqu’il prétend avoir « l’armée la plus morale du monde ». L’armée israélienne a rasé au moins 62 bâtiments dans la banlieue sud de Beyrouth en deux semaines, suite à l’émission de 46 ordres d’évacuation, dont un tiers laissait moins de 30 minutes pour s’échapper, selon notre enquête qui porte sur la période qui a suivi l’assassinat du chef du Hezbollah Hassan Nasrallah.
Les images satellite haute définition analysées par L’Orient Today et Ahmad Baydoun, chercheur en informations « open source », montrent que, malgré les affirmations de l’armée israélienne selon lesquelles ses frappes sur les « cibles du Hezbollah » seraient « précises », un quart des avertissements d’évacuation émis entre le 27 septembre et le 10 octobre ont été suivis de frappes qui ont détruit plus que la cible désignée ; et la majorité visait des bâtiments situés dans un rayon de 100 à 500 mètres d’infrastructures civiles essentielles (écoles, hôpitaux, pharmacies, lieux de culte…).
Quatre experts en droit international ainsi que l’ONG Human Rights Watch ont évalué les conclusions de cette étude et ont soulevé de nombreuses questions concernant l’efficacité des avertissements d’évacuation d’Israël, l’utilisation d’armes explosives dans des zones densément peuplées et le respect du droit international humanitaire (DIH) par Israël.
Située dans le caza de Baabda, la banlieue sud de Beyrouth, qui a longtemps servi de refuge à différentes catégories de déplacés à travers les générations, est aujourd’hui un quartier à majorité chiite où prédomine le Hezbollah – le secteur de Haret Hreik, accueillant en particulier les principales institutions du parti. Une caractéristique qui en fait une cible privilégiée pour Israël, qui avait presque entièrement détruit le quartier lors de la précédente guerre de 2006, et a continué de le pilonner presque quotidiennement – dans le cadre d’un assaut aérien qui a touché également des milliers de sites dans le sud et l’est du pays – depuis l’assassinat de Hassan Nasrallah.
Si elles ont été motivées par la destruction de l’arsenal de la milice pro-iranienne ou l’assassinat de ses cadres, ces frappes ont considérablement alourdi le nombre de victimes recensées depuis le début du conflit. Sur les 3 768 personnes tuées depuis le début des combats en octobre 2023 – dont la majorité était des civils –, au moins 2 856 l’ont été entre le 23 septembre et le 27 novembre derniers, selon le ministère de la Santé. Au cours de la période de deux semaines étudiée, au moins 72 personnes ont été tuées dans les mohafazats de Beyrouth et du Mont-Liban. L’Orient Today n’a pas été en mesure de vérifier le nombre exact de morts dans la banlieue sud de Beyrouth. L’expression « bastion du Hezbollah » homogénéise complètement des zones diverses, réduisant un quartier entier à un « site militaire », commente Mona Harb, professeure à l’Université américaine de Beyrouth (AUB) et cofondatrice du Beirut Urban Lab.
Bonne foi ou « justification facile » ?
À partir de fin septembre, Israël a commencé à émettre des avertissements d’évacuation qui, à la mi-octobre, couvraient un quart du territoire libanais. Les évacuations sont « une pratique courante dans les conflits armés, car elles constituent un moyen essentiel de protéger les civils en les éloignant temporairement des hostilités », explique Thomas Mulder, chercheur postdoctoral au centre de recherche sur les évacuations du Kaldor Centre for International Refugee Law, à l’UNSW de Sydney. S’ils ont été utilisés, par exemple, par l’armée américaine en Irak et en Afghanistan, ces cas demeurent cependant exceptionnels au niveau régional et n’ont par exemple pas été utilisés dans des conflits récents et particulièrement meurtriers pour les civils, comme les guerres en Syrie et au Yémen.
Le droit international humanitaire vise à limiter les effets des conflits armés en définissant les responsabilités des États et des groupes armés non étatiques. Il stipule que les avertissements d’évacuation doivent être « efficaces », communiqués à un moment et d’une manière qui donne aux civils une « possibilité raisonnable de se protéger utilement ». En ce sens, le simple fait d’émettre des avertissements est censé limiter l’impact des bombardements sur les civils, qui peuvent alors se mettre à l’abri avant la frappe. « Il est probablement préférable de donner des avis d’évacuation plutôt que de ne pas le faire », résume Roos Boer, responsable du projet de désarmement humanitaire au sein de l’ONG néerlandaise PAX. Mais le simple fait d’émettre ces avertissements n’est pas suffisant en soi. Et même en cas d’avertissement, les civils ont le droit de rester et, ce faisant, « conservent leur immunité contre les attaques », indique le Lieber Institute for Law & Warfare de West Point.
L’utilisation de ces avertissements fait l’objet de débats, explique Priya Urs, chercheuse en droit à l’Université d’Oxford. « Il s’agit notamment de savoir s’il s’agit d’une preuve de bonne foi visant à minimiser les dommages causés à la population civile ou, au contraire, s’il s’agit simplement d’une justification facile de ces dommages à travers ces avertissements », résume-t-elle.
Plusieurs éléments factuels – tels que l’absence d’itinéraire sûr, la nature confuse des cartes d’évacuation, le moment et la manière dont elles sont distribuées, ou encore l’étendue des dégâts – conduisent de nombreux observateurs, dont plusieurs organisations de recherche et de défense des droits de l’homme – telles qu’Amnesty International et Beirut Urban Lab –, ainsi que de nombreux experts juridiques à suggérer que ces avertissements servent surtout à donner une image positive de l’armée israélienne. C’est ainsi, explique Mona Harb, qu’Israël « fabrique du consentement », de sorte que l’Occident puisse dire : « Vous voyez, Israël a prévenu les civils. »
Après avoir analysé les 46 ordres d’évacuation, L’Orient Today a sélectionné 12 cas à mettre en évidence, en incluant les plus destructeurs dans l’ensemble ou ceux qui ont fait preuve de « précision ». Le processus a consisté à géolocaliser chaque alerte d’évacuation entre le 27 septembre et le 10 octobre et à utiliser l’imagerie satellite de SkyWatch pour déterminer l’étendue des destructions causées par chaque frappe. Les horaires ont été déterminés à l’aide de bulletins d’information – les nôtres et ceux des médias locaux – et de séquences vidéo brutes horodatées des frappes sur la banlieue sud.
30 minutes pour fuir
Compte tenu des nombreuses interrogations qui entourent le moment de la frappe à venir et les cibles effectivement visées, ainsi que l’absence d’itinéraire sûr spécifié, les habitants ne peuvent pas être sûrs, lorsqu’ils évacuent la zone, de s’éloigner du danger. C’est pourquoi cette analyse considère qu’un quartier n’était pas sûr dès la première frappe.
Si, par la suite, Israël a commencé à émettre des avertissements d’évacuation pendant la journée, comme le 22 octobre, lorsqu’un immeuble de 10 étages a été rasé à Tayouné, lors des deux semaines couvertes par notre étude, tous les avis d’évacuation pour la banlieue sud ont été émis après la tombée de la nuit. Une caractéristique qui « maximise la terreur, conduisant à l’épuisement et à la démoralisation des civils », déclare Jad Melki, directeur de l’Institut de recherche sur les médias à l’Université américano-libanaise. Pour Lara Shamieh, professeure assistante à la faculté d’information de l’Université libanaise, l’effet est double : il sème la panique non seulement parmi les personnes directement touchées mais aussi parmi leurs proches qui se démènent pour entrer en contact avec elles.
En outre, alors que les avis ne fournissent aucun délai précis pour évacuer, près d’un tiers (14 sur 46) d’entre eux n’ont, dans les faits, laissé que 30 minutes ou moins aux personnes pour s’enfuir avant la frappe. Bien que le droit humanitaire exige simplement de donner un « avertissement préalable efficace », Yousra Suedi, professeure adjointe de droit international à l’Université de Manchester, avance que « la forte densité de population, les options de transport limitées et la congestion potentielle nécessitent des délais d’avertissement plus longs ».
Le 4 octobre, à 0h48, le porte-parole arabophone de l’armée israélienne, Avichay Adraee, chargé de diffuser les avertissements d’évacuation de l’armée, a déclaré aux résidents de l’immeuble mis en évidence dans son tweet que l’armée israélienne mènerait une opération contre eux « dans un avenir proche ».
Trente-quatre minutes plus tard, la frappe a touché l’immeuble visé, à moins de 100 mètres de l’hôpital Sainte-Thérèse, un centre médical privé de 183 lits. Une sage-femme a décrit la « panique » qui régnait alors qu’elle et les 20 membres du personnel médical présents cherchaient à protéger huit patients, dont une femme qui recevait des soins intensifs et deux bébés en couveuse.
« Pour que les civils comprennent un avertissement d’évacuation, rassemblent leurs affaires essentielles, organisent le transport et évacuent en toute sécurité, une courte fenêtre de 30 minutes peut rarement suffire », explique M. Mulder.
Le lendemain, Israël a publié une déclaration générale affirmant que « des mesures ont été prises pour réduire la probabilité de dommages aux civils, y compris l’utilisation de munitions de précision et d’ordres d’évacuation ».
Cependant, les experts juridiques affirment que compte tenu de sa proximité avec l’hôpital ainsi que le peu de temps accordé pour l’évacuation, cette frappe ne remplit pas l’obligation d’Israël « de prendre toutes les précautions nécessaires pour minimiser les dommages aux civils », déclare Ramzi Kaiss, chercheur à Human Rights Watch. Et, ajoute Yusra Suedi, cela pourrait à la fois violer le principe de précaution du droit international humanitaire et constituer « des violations graves des Conventions de Genève ou des crimes de guerre ».
Cibler des bâtiments non mentionnés sur les cartes d’évacuation
Entre le 27 septembre et le 10 octobre, l’armée israélienne a détruit 14 bâtiments résidentiels et une station-service qui n’avaient pas été signalés comme devant être évacués. Par exemple, le 6 octobre, Israël a rasé six bâtiments, alors qu’il n’en avait signalé qu’un seul.
Le 6 octobre, Israël a émis un avis d’évacuation (EO 36) à 22h04, accompagné d’une carte mettant en évidence un bâtiment qui, selon lui, serait visé à Bourj e-Brajné. Les images satellite révèlent que la frappe a rasé six bâtiments, dont un seul avait été marqué.
Le principe de précaution exige d’utiliser « les moyens les plus précis possibles pour atteindre l’objectif militaire », explique Priya Urs. C’est pourquoi les groupes internationaux de défense des droits appellent à limiter l’utilisation d’armes explosives dans les zones urbaines densément peuplées.
Roos Boer explique que les cibles militaires dans les zones densément peuplées doivent tenir compte de trois points essentiels. « Ne pas utiliser de grosses bombes, ne pas utiliser plusieurs bombes pour une même cible et s’assurer que les bombes sont précises. Souvent, les militaires font une ou deux de ces choses, mais pas les trois, ce qui risque de causer beaucoup plus de dégâts que si ces trois éléments sont pris en compte. »
L’Orient Today a relevé sept cas où les frappes israéliennes semblaient plus précises, ciblant des bâtiments sans les raser. Par exemple, un bâtiment situé à Bourj el-Brajné, avec une école, une mosquée et un centre médical dans un rayon de 200 mètres, a fait l’objet d’une alerte à l’évacuation à 3h le 28 septembre. Moins d’une demi-heure plus tard, le bâtiment a été touché, mais l’imagerie satellite le montre encore debout, avec des débris jonchant le sol autour de lui.
Explosions secondaires
Outre les assassinats ciblés des cadres du parti-milice, l’un des principaux arguments avancés par Tel-Aviv pour justifier les frappes contre cette zone densément peuplée est la présence de caches d’armes dans les habitations et les sous-sols. À plusieurs reprises, Avichay Adraee a affirmé que le Hezbollah « pla(çait) son équipement militaire sous des immeubles résidentiels au cœur de Beyrouth, mettant en danger les résidents ».
Le 5 octobre à 22h40, Israël a émis un avis d’évacuation (numéro 31) pour les résidents d’une zone de Bourj el-Brajné afin qu’ils évacuent un immeuble résidentiel.
Les images de cette nuit-là montrent clairement des explosions secondaires. « Lorsque Israël prend pour cible une structure sur la base de renseignements indiquant que cette structure stocke des armes, il faut s’attendre à des explosions secondaires dues à l’impact sur ces armes », explique M. Dannenbaum.
Toutefois, à elle seule, la présence d’« explosions secondaires » ne peut suffire à établir avec certitude celle d’une cache d’armes sur les lieux, et d’autres facteurs peuvent causer ce type de déflagration après une frappe, avait souligné l’ancien officier français Guillaume Ancel auprès de L’OLJ.
Il reste que les groupes armés comme le Hezbollah sont tenus, en vertu du droit international humanitaire, d’éviter de placer des objets militaires à l’intérieur ou à proximité de zones civiles. Le Hezbollah a nié à plusieurs reprises avoir stocké « des armes ou des dépôts d’armes dans des bâtiments civils ». Pour autant, indépendamment de sa responsabilité en la matière, « les militaires doivent tenir compte de l’explosion secondaire, qui peut être beaucoup plus importante et meurtrière que la bombe utilisée pour détruire l’installation », ajoute M. Boer. L’onde de pression d’une explosion fait voler à grande vitesse des débris de toute sorte de matériaux dans l’air, créant une série de blessures dues à l’explosion qui peuvent être mortelles, même à distance.
« Urbicide » ?
Alors qu’elles ne couvrent qu’une période de deux semaines, les données analysées par L’Orient Today soulèvent donc de nombreuses questions quant au respect du droit international humanitaire par Israël, dans une procédure que l’État hébreu met pourtant en avant – quand il y a eu réellement recours – pour illustrer le caractère « moral » de son action, que ce soit dans la banlieue sud de Beyrouth ou à Baalbeck et dans le reste des zones urbaines du pays.
La destruction des bâtiments et des espaces qui les séparent pourrait correspondre à ce que les chercheurs appellent un « urbicide », c’est-à-dire une destruction qui vise tous les éléments de ce tissu et qui, par conséquent, réduit à néant les chances pour une communauté de retrouver un jour la vie urbaine telle qu’elle était auparavant. Forgé dans les années 1960, le concept a notamment été utilisé pour qualifier plusieurs destructions urbaines en temps de guerre – en Bosnie dans les années 1990 ou en Syrie entre 2012 et 2017 –, et est notamment mobilisé par plusieurs chercheurs et militants pour qualifier les actes commis depuis un an à Gaza.
Désormais, des observateurs libanais comme Mona Harb estiment qu’il pourrait s’appliquer à ce qui a été commis dans la banlieue sud de Beyrouth. « Chaque immeuble possède des magasins, des stands de nourriture, des boulangeries, des coiffeurs, des bouchers... » dit-elle, avant de poursuivre : « Lorsque l’armée israélienne détruit un immeuble, c’est tout un mini-écosystème qui s’écroule. »
Bravo á vos équipes pour cet exceptionnel travail d‘enquête. Le journalisme á son plus haut niveau!
10 h 52, le 30 décembre 2024