L’incipit de l’exposition « Revenir », que vient de lancer le Mucem, présente deux figures emblématiques du retour, avec une relief architectural du premier siècle, La Reconnaissance d’Ulysse par sa nourrice Euryclée, en regard d’une peinture syrienne sous verre. Cette fois, c’est le héros d’une épopée majeure, Le Roman de Baybars, où l’on peut voir le sultan Ma’rouf partir en Méditerranée à la recherche de son fils. « Ces deux figures d’exilé, antique et arabo-musulmane, campent le mythe du retour et le désir d’absolu qui l’accompagne », précise Camille Faucourt, conservatrice du patrimoine au Mucem. C’est avec l’anthropologue et chercheuse Giulia Fabbiano qu’elle a mis en place l’exposition « Revenir », un travail de longue haleine sur le corollaire de l’exil : le retour, qu’il soit impossible, surinvesti, nostalgique, politisé…
« Ce travail a été lancé lorsque j’ai accompagné pendant ma thèse le retour en Algérie d’une femme qui n’y était pas allée depuis 25 ans. J’ai pris la mesure de la charge émotionnelle de cette démarche, en termes de désir de reconnaissance et de retrouvailles avec soi-même. Nous avons ensuite mis en place des travaux de recherche avec le Mucem sur les retours, en Algérie puis dans d’autres pays méditerranéens », explique l’universitaire. « Nous avons organisé des enquêtes-collectes avec des chercheurs sur le terrain, une façon pour le Mucem de développer ses collections, avec des objets et des archives que nous présentons dans l’exposition. D’autres vitrines sont composées d’œuvres prêtées par différents artistes. L’ensemble est constitué de micro-histoires de retours », ajoute Camille Faucourt.
Une des questions centrales est de savoir comment se transmet une histoire d’exil aux générations suivantes. « Des trajectoires se sont dessinées, qui croisent les manières subjectives de vivre ces retours, selon les contextes socio-politiques des pays concernés. Quatre pratiques du retour, qui structurent l’exposition, se sont dessinées : “Allers-retours”, “C’était ici que…”, “Interdiction de retour”, “Détours” », précise Giulia Fabbiano.
De l’avion de la MEA au rocher de Chekka
Pour lancer le parcours, une œuvre autoréflexive du photographe franco-libanais Eliot Nasrallah, La Dernière Visite. « Sur une table de salon, différents documents familiaux et recherches documentaires mettent en scène la recherche du pays natal par le détour de l’imaginaire. C’est la notion d’archive elle-même qui est interrogée comme œuvre plastique », explique Camille Faucourt. « C’est une archive vivante, un voyage dans des fragments de mémoire, qui fait écho à une œuvre de l’artiste Rima Djahnine où c’est la couture qui symbolise le lien entre différents lieux, et le sentiment d’habiter quelque part. Une spécificité de cette exposition est que ce sont les enquêteurs et les artistes qui ont rédigé leurs cartels, pour éviter une vision surplombante », enchaîne Giulia Fabbiano.
Il y a une forme d’effervescence au fil de la visite, que l’on peut parcourir de manière transversale, selon les objets qui attirent le regard. Une vitrine, composée d’œuvres et d’archives des années 1990, est signée Sabyl Ghoussoub ; elle semble familière pour tous les Libanais de l’étranger rompus aux voyages pendulaires estivaux. Une page de passeport agrandie exhibe les inévitables tampons d’entrée et de sortie, près d’un avion MEA pour enfant, et des photos de familles qui se retrouvent ou qui se séparent sur le parking de l’aéroport de Beyrouth. Ils se tiennent serrés les uns contre les autres, les visages sont graves, l’enfant s’est endormi. Quelques pages d’albums photo évoquent des scènes canoniques de ces retours, comme un baptême, dont la charge symbolique se lit dans chaque regard. Une vidéo de la famille Ghoussoub, datant de 1991, rend compte d’un premier regard sur Beyrouth détruite, après des années d’exil. « Cette déambulation dans la ville est impressionnante par sa charge de vie et la force d’un regard qui veut réinvestir l’endroit », ajoute la chercheuse. Ensuite, on découvre un agrandissement photographique de bord de mer où trône un rocher majestueux dans une lumière dorée de fin de journée. Il semble incarner une relation minérale avec la terre d’origine. « Ce sont deux photos que Sabyl Ghoussoub et Tanya Traboulsi ont rassemblées car ils ont photographié le même rocher à Chekka dans les années 1990. Dans le texte qui accompagne la photographie, l’auteur précise que les promoteurs immobiliers ont détruit le rocher », commente Camille Faucourt. L’idée même de retour semble biaisée : on ne retrouve jamais ce que l’on a laissé.
Pour faire écho aux retours libanais, ceux de l’Algérie et du Maroc, incarnés par des objets de cuisine, des éléments végétaux, des chansons, comme Tonton du bled (2000). La série photographique de Malik Nejmi (2005) qui raconte son retour au Maroc avec son père, bien décidé à ne plus jamais y remettre les pieds, est très émouvante dans la difficulté que l’on perçoit chez chacun à (re)trouver sa place. L’artiste ne parle pas d’un retour au pays paternel mais fraternel, pour marquer cette fracture générationnelle.
Des clés qui n’ouvrent aucune porte
On écoute ensuite les histoires de retours de différentes communautés, arménienne en Turquie et en Arménie, juive à Rhodes ou pied noir au Maghreb. « Ce sont des endroits que l’on ne peut plus investir par un sens d’appartenance nationale, on revient pour revivre une forme de mémoire traversée par la nostalgie », commente Giulia Fabbiano.
Troisième étape, l’interdiction de retour : on n’est plus dans l’anamnèse d’un passé idéalisé, mais dans la réalité d’une souffrance béante. Après la Macédoine du Nord, c’est l’impossible retour syrien qui est évoqué avec les vidéos de Bissane al-Charif, où se sont exprimées il y a 10 ans des femmes qui imaginent leur retour. Le décalage entre leurs espoirs et leurs déconvenues est saisissant. Une sculpture de Khaled Dawwa représente l’impensé du retour par une effigie du pouvoir gangrené. Les trousseaux de clés cristallisées de Taysir Batniji incarnent cette même impossibilité. Dans un texte poignant, il explique qu’à Gaza, sa maison, son atelier, sa salle de classe, tout a été détruit en 2023 : les clés sont obsolètes.
Une enquête-collecte dans le camp palestinien d’Aida, situé en Haute Galilée, montre différents objets qui symbolisent l’espoir indéfectible du retour, avec des dessins d’enfants, des objets artisanaux représentant Handala (personnage créé en 1969 par le dessinateur de presse Naji el-Ali, devenu symbole de la résistance palestinienne, NDLR)…
Une autre enquête concerne deux villages arabes chrétiens de Haute Galilée évacués par l’État israélien dans les années 1950. « Seules les églises ont subsisté, et depuis les années 1970, les communautés maronite et grecque-catholique d’Ikrit et Bir’em bravent les interdits et réinvestissent ces lieux en y célébrant des fêtes religieuses, en y organisant des camps de vacances ou en y produisant du vin », précise Camille Faucourt. « L’un des habitants explique qu’il en a assez d’entendre parler d’Ikrit, et que maintenant il veut juste y vivre ! » ajoute Giulia Fabbiano.
Dernière étape, la vitrine de l’artiste syro-palestinienne installée à San Francisco Zeina Barakeh, qui aligne une série de passeports familiaux retravaillés qui racontent les reconfigurations incessantes des frontières, les laissez-passer, les interdictions de voyage... « L’un d’eux évoque un lieu conceptuel et imaginaire, “The Third Half State”, où toutes ces communautés fracturées pourraient revenir », ajoute Giulia Fabbiano à ce final magistral qui semble réconcilier tous les désirs de retour.