Dans le cadre des très courues Rencontres photographiques internationales de Marrakech, qui ont eu lieu du 23 au 27 octobre dernier dans différents lieux de l’ancienne ville impériale qui attire des hommes et des artistes venus de tous horizons, Samir Nicolas Saddi a exposé des clichés d’architecture et de maisons libanaises dans le centre culturel Mohammed VI.
La photo et l’architecture vont toujours pour lui en parallèle. Passionné d’architecture vernaculaire, dite « architecture sans architecte », il arpente durant des années la montagne libanaise, l’Afrique, le Maghreb et le Golfe, les cités anciennes, sur les traces de la première. Il s’est donné pour mission de documenter cet héritage dont s’inspire d’ailleurs aujourd’hui l’architecture dite durable et écologique, parce que l’environnement bâti « influence nos vies » et participe de l’identité. La mémoire collective tout comme la mémoire personnelle s’ancrent dans des lieux et des espaces publics… Au Liban, la guerre les a rasées une première fois ou en a effacé les contours et elle les annihile une deuxième ou une énième fois. L’architecte photographe lutte à sa manière contre cette destruction. C’est pour préserver le patrimoine qui nous structure ou du moins la mémoire de ce patrimoine, qu’il a créé Arcade, une entité de recherche sur l’architecture vernaculaire d’ici et d’ailleurs en 1990 au lendemain de la guerre, « pour documenter ces architectures qui sont en voie de disparition, ces architectures fragiles à cause de la guerre et de l’instabilité politique et des développements sauvages », selon lui.
Le dialogue entre passé et présent
Jeune diplômé en architecture de l’Université libanaise en 1974, il avait pour plan initial de documenter l’architecture vernaculaire de Beyrouth, dont il dit qu’elle était « vivante et exceptionnelle ». La guerre ne lui en donnera pas le loisir. Il s’oriente alors vers la montagne libanaise et l’étranger, notamment l’Afrique et le Grand Sahara ; les photos qu’il y fait feront l’objet de sa première exposition « On The Road » en 2022, à Marrakech.
Au regard de la situation actuelle au Liban, les organisateurs des Rencontres le sollicitent à nouveau et lui demandent de partager des images du pays. Il expose vingt-deux photos dont la moitié environ a été prise entre 1980 et 2000 : des habitats ruraux de la vallée de Dlebta dans le Kesrouan, des maisons des villages de Amchit et de Douma ainsi que des photos d’architecture contemporaine libanaise de Pierre Khoury et Raoul Verney, pour montrer l’intégration dans le paysage et la continuité avec l’ancien ; le dialogue entre présent et passé. Si on trouve parfois des figures humaines dans ces photos, la photographie reste pour lui au service de l’architecture en premier lieu. Il dit ne pas faire de la street photography mais de la photo ethnographique. C’est surtout le Hermel et la Békaa qui avaient à l’origine suscité son intérêt pour leurs maisons en terre, mais la guerre y a rendu les expéditions dangereuses. Il se redirige alors vers le Kesrouan et le Liban-Nord où il fait beaucoup de photos, qu’il n’a pas encore exposées quand bien même il compte à son actif de nombreuses expositions de par le monde.
C’est en réalité, un coup de foudre photographique qui imprimera à la base la direction à sa carrière. Alors qu’il était étudiant, une photos de Dogons au Mali – une tribu qui vit à Bandiagara – sur laquelle il était tombé dans Architecture Without Architects, un livre du célèbre architecte Bernard Rudofsky, également commissaire d’expos au MOMA, l’avait captivé. Il s’était dit alors qu’il devrait faire un jour un voyage là-bas. La guerre qui fait rage à Beyrouth en 1978 sur Achrafieh dont il est originaire, alors que boursier il vient de terminer ses études aux Beaux arts à Paris, le condamne à rester en dehors du pays. Il décide alors de poursuivre son rêve et de prendre la route, à la découverte de l’architecture africaine ancestrale et écologique qui le passionne. Seul à bord d’une petite Renault 4, il entreprend durant trois mois un périple de 22 000 kilomètres qui comprend le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, le Mali, l’Algérie, le Maroc et le Grand Sahara où il s’enlise dans le désert puis est sauvé par un camionneur libyen. À défaut de pouvoir rentrer au Liban, il prend par la suite un job à Abidjan pour travailler dans ce continent qui le fascine pour son métier. Mais l’architecte est un homme du pays ; il finit par retourner au bercail en 1980 où il se passe seulement deux ans avant que l’armée israélienne n’occupe Beyrouth et que l’architecte photographe citoyen se hâte de retrouver avec sa caméra le cœur de la capitale dévoyé, et de photographier un centre-ville désolé et fantomatique dont il se souvient encore du « silence terrifiant ». Il prend en photo ce silence : « J’ai été partout, j’ai pris des photos de tout : le Saint-Georges, la mosquée… J’aimerais en faire quelque chose, peut-être un livre ». Les espaces de vie sont devenus des lieux de mort.
Démolition reconstruction, re-démolition, reconstruction
L’observateur bâtisseur ne peut que faire des parallèles obligés avec l’actualité et s’interroger : « Est-ce qu’on va rester dans ce contexte de démolition reconstruction, re-démolition, reconstruction, dans la culture de la mort dont on est imprégnés, parce que nous vivons dans cela ? Alors que nous sommes un pays méditerranéen qui aime vivre, qui respire la vie. Jusqu’à quand va-t-on démolir et reconstruire ? » Il tient à la photo justement pour mémoire, parce que « la photo ne peut pas tromper, elle parle même si la mémoire de l’être humain peut faillir ».
Dans un ultime sursaut d’espérance, l’architecte qui a collaboré avec des architectes de renom à la construction de nombreux musées de par le monde, tels que notamment le Louvre d’Abou Dhabi, le Musée d’art islamique de Doha, le Musée national du Qatar et aussi le musée de la Monnaie de la Banque du Liban veut voir les opportunités d’un renouveau architectural dans l’après-guerre actuelle. Il espère une reconstruction sur des bases plus saines que ce qu’il y a actuellement. « Au Liban on veut imiter ce qu’il y a à l’extérieur. On oublie qu’on a une architecture extraordinaire que l’on peut moderniser et des matériaux naturels : la pierre, le bois, etc. L’architecture durable est possible au Liban et l’architecture climatique un must, vu le coût de l’énergie et la situation de crise dans le pays. Il faut cependant qu’il y ait la volonté de le faire. Il y aura des opportunités importantes pour les architectes, pour faire dans les villages détruits des espaces appropriés au climat et un habitat écologique. Le Liban-Sud est très riche en matériaux naturels. Il s’agira cependant de ne pas retomber dans les erreurs du passé. Tout doit être mené par des plans de reconstruction élaborés par l’État libanais. On espère qu’ils prendront cette fois leurs responsabilités dans ce sens. Il faudrait une politique nationale. Au Maroc, ils l’ont fait. »
C’est entre autres, pour cela sans doute, que l’ancien enseignant architecte envisage maintenant de déployer éventuellement son projet de centre international de recherches et d’échanges dans le royaume chérifien plutôt qu’au Liban.
Bravo Samir Saddi ! L'art est indispensable en particulier quand la guerre rode de trop près
20 h 12, le 08 novembre 2024