
« Madelaine avant l’aube », le dernier roman de Sandrine Collette, en lice pour le Goncourt 2024.
À l’instant même où l’enfant venu le retrouver en courant lui dit : « Va vite c’est grave », Eugène comprend que ce qu’il craint depuis l’arrivée de Madelaine s’est concrétisé. « Que l’ordre des choses a été fracassé. »
Dès les premières pages de Madelaine avant l’aube, le nouveau roman de Sandrine Collette (JC Lattès)*, le lecteur est harponné. Transporté vers d’autres temps, d’autres lieux, dans un monde rural et ancien où la nature, la faim et les seigneurs féodaux règnent en maîtres sur le destin des hommes. Un univers de conte noir, traversé néanmoins d’interstices de lumière.
« Le monde est laid et nous n’y pouvons rien. Et pourtant au milieu de ce désespoir il existe des étincelles qu’aucun malheur n’arrive à briser complètement »
Une « fille de faim » et de révolte…
Le récit se déroule dans une région rurale de la France d’avant la révolution. Dans un minuscule hameau, isolé du village par un fleuve aux allures de serpent vert, trois chaumières abritent trois familles. La première est occupée par Rose, une vieille rebouteuse, et son protégé Bran, le narrateur. Les deux autres sont habitées par deux sœurs jumelles d’une extrême beauté et d’une grande complicité : Ambre et son mari Léon, et Aelis, son mari Eugène et leurs trois fils.
Dans cette contrée indéterminée, ce petit groupe mène une vie frugale et de labeur. Soumis au rythme des saisons, assujettis aux seigneurs d’Ambroisie qui les exploitent, ces paysans qui travaillent la terre jusqu’à l’épuisement peinent à se nourrir à leur faim. Surtout les hivers de grand froid, quand les gelées sont tardives et les réserves épuisées.
Et puis, il y a le fils du maître : un cavalier fou qui chasse sur ses terres aussi bien le gibier que les femmes. Cruel, violent, sanguinaire, il agresse toutes celles qui ont le malheur de se trouver sur son chemin.
C’est dans cet environnement d’une rudesse absolue, où chaque jour est une lutte pour la survie, qu’apparaît un jour une petite fille sauvage, tout droit sortie des forêts.
Ambre, qui n’a pas pu avoir d’enfant, l’adopte très vite ainsi qu’Aelis qui aurait aimé avoir une fille. Elles la baptiseront Madelaine. Cette petite « fille de faim », coriace rescapée d’une famille sans doute décimée par la famine, n’est pas une enfant comme les autres. Elle est tout à la fois affectueuse et insoumise, forte et courageuse. Elle sait se servir de sa hache aussi bien pour couper du bois que pour se défendre. Et par sa vitalité animale, elle distille quelque chose qui ressemble au bonheur dans ce hameau perdu dans une campagne dévastée… jusqu’à ce qu’un événement terrifiant fasse tout basculer.
« Mais personne ne réconforte les hommes »
Avec un exceptionnel talent de conteuse, Sandrine Collette emporte les lecteurs dans les destins poignants, empreints de fatalisme, de ses personnages sortis de la nuit des temps. Des êtres ordinaires qui, par la magie de sa narration sensorielle et de son écriture ciselée, deviennent les figures représentatives des territoires sauvages qui survivent au fond de nos âmes.
Sandrine Collette, une auteure à la plume de conteuse magistrale. Photo d’archives AFP
Car l’auteure de Madelaine avant l’aube (dont le précédent roman On était des loups, vendu à 100 000 exemplaires, va bientôt être adapté au cinéma par François Busnel) confronte les protagonistes de ce dernier opus à leur propre animalité, à l’humanité de leur animaux de compagnie, ainsi qu’à la toute-puissance de la nature… Tout en questionnant la maternité, en dénonçant l’immémoriale injustice du monde et en sondant ce qui réveille un jour l’instinct de révolte chez les écrasés.
Il y a dans ce roman entremêlant la tendresse, la cruauté, l’asservissement et la liberté, des phrases qui interpellent et rappellent combien la nature humaine est partout, en tout temps et en tout lieu, la même : éternellement victime de ses peurs, perpétuellement en lutte pour survivre et toujours en quête d’espérance. Comme par exemple : « C’est plus facile d’accuser les victimes quand le bourreau est le maître ». Ou encore : « Nous aussi nous aimerions que l’on nous console, quand la vie nous accable, nous l’espérons de toute notre âme. Mais personne ne réconforte les hommes. Ils n’en ont pas besoin. Nous sommes dévorés par ce devoir de puissance, obligés d’être invulnérables, de refouler nos peurs et nos désespoirs au fond de nos ventres. Et nous crevons du manque d’amour. »
« Le monde est laid et nous n’y pouvons rien. Et pourtant au milieu de ce désespoir, il existe des étincelles qu’aucun malheur n’arrive à briser complètement. » Une phrase, parmi d’autres de ce roman plein d’âme, qui en ces temps de désespérance que traverse le pays du Cèdre aura sans doute une résonance particulière chez les lecteurs libanais.
En lice pour le Goncourt
Avec Madeleine avant l’aube, Sandrine Collette signe une œuvre magistrale, un conte universel, dont la lecture tient en haleine de la première à la dernière ligne. Les jurés du Goncourt ne s’y sont pas trompés en le retenant parmi les quatre romans finalistes de ce prix littéraire le plus prestigieux de l’Hexagone. Sera-t-il couronné ce lundi 4 novembre, chez Drouant, à Paris ? Il le mérite amplement.
*Disponible à Beyrouth à la Librairie Antoine.
Les quatre finalistes du Goncourt 2024
Sandrine Collette, Madelaine avant l’aube (JC Lattès): Kamel Daoud, Houris (Gallimard) ; Gaël Faye, Jacaranda (Grasset) ; Hélène Gaudy, Archipels (L’Olivier).