
Véronique Ovaldé brosse une gerbe de personnages très réalistes. Jean-Luc Bertini/Flammarion
La romancière Véronique Ovaldé, qui avait reçu en mai dernier le prix Goncourt de la nouvelle pour son texte À nos vies imparfaites (Flammarion), nous présente une constellation de personnages aux fragilités multiples, qui se heurtent les unes aux autres, et qui parfois, par magie, s’apaisent et construisent un espace de rencontre. Il y a Auguste, celui qui suit rigoureusement ses séances destinées aux malchanceux anonymes, ou Eva, dont le travail ingrat alterne avec d’interminables incompréhensions avec son adolescente de fille. Rachel, elle, vient de perdre son mari et ne parvient pas à revenir dans le réel de sa nouvelle existence, jusqu’à ce qu’elle soit confrontée à un homme venu du futur. Il y a aussi les deux jeunes amies, Lilli et Jo, qui se croyaient inséparables et dont les idéaux se heurtent à la cruauté des trahisons. Une écriture enlevée, qui manie avec doigté l’art de l’ellipse et de la chute, au sein d’une architecture cinématographique.
Enthousiaste, Véronique Ovaldé exprime sa « grande joie » d’être lauréate du prestigieux Goncourt de printemps. « J’ai toujours écrit beaucoup de nouvelles, mais je n’avais jamais pensé les publier, c’est mon éditrice qui m’a encouragée à le faire. J’apprécie ce genre littéraire, qui est comme un laboratoire où l’on peut expérimenter plus d’éléments que dans un roman », précise la romancière avec entrain. À nos vies imparfaites correspond à une volonté de faire résonner entre elles les nouvelles dans une construction narrative souterraine. « Ce projet est ancien et influencé par le film Short Cuts de Robert Altman, lui-même inspiré de 9 nouvelles de Raymond Carver. D’autres films américains comme Babel ou Magnolia sont construits selon ce principe. Ces coïncidences mystérieuses sont excitantes et révèlent progressivement les liens entre les personnages et leurs histoires. « Dans À nos vies imparfaites, les vies des personnages sont toutes entrelacées : un personnage secondaire de la première nouvelle devient le protagoniste de la deuxième, et ainsi de suite », ajoute Véronique Ovaldé, dont le recueil met le lecteur en état d’alerte permanent afin de tenter de deviner les résonances – géographiques, familiales, affectives – entre les personnages.
Une collection de 8 nouvelles primées par le Goncourt. Photo DR
Selon l’auteure, il s’agit d’une leçon d’humilité. « Cela relativise nos existences et nos importances, de même que cette conscience de la finitude en général. Au fond, on est tous des figurants dans la vie des autres, il ne faut pas l’oublier, et c’est très agréable de se le rappeler. En même temps, c’est comme si on avait tous un phylactère au-dessus de nos têtes qui rappelle que nous sommes la personne la plus importante de nos existences », explique l’écrivaine. Dans la deuxième nouvelle, elle évoque à ce sujet la notion intéressante de « préférence pour soi » qui régit l’existence de chacun.
« Ils ont tous une petite voix intérieure »
Dans les vies imparfaites des personnages de Véronique Ovaldé, c’est le hasard du voisinage et des décisions aléatoires qui fonde les rencontres les plus déterminantes. « Les rencontres improbables liées aux lieux m’intéressent, comme dans la dernière nouvelle, qui explore les liens amicaux de deux adolescentes voisines, qui se jurent une relation à la vie à la mort, avec cet idéal de fusion qui disparaît à l’âge adulte. C’est à la fois enfantin et très beau, ce désir d’appartenance à un autre que soi. Cette contingence du voisinage devient une élection, et le lien qui se crée est magique et merveilleux », constate Véronique Ovaldé avec émotion.
Un autre point fort de ces textes, que l’on peut lire comme des entités ou comme un ensemble, c’est leur structure narrative. « J’aime échafauder des textes, ils peuvent être lus dans le désordre ou bien dans l’ordre, afin de saisir leur lien souterrain. C’était très jubilatoire de créer ces filaments entre les personnages, et grâce au genre de la nouvelle, j’ai pu utiliser des tons différents. L’histoire d’Auguste Baraka, qui n’a pas de chance, revêt une dimension burlesque, drolatique, fantaisiste. D’autres se situent dans un registre plus existentiel ; la nouvelle permet une approche à la fois légère et profonde », explique à L’Orient-Le Jour l’auteure, dont le regard attendri sur les personnages est saisissant.
L’une des nouvelles s’intitule « Le Chemin vers soi », sous-titre qui semble programmatique de l’ensemble, comme si l’accès à la voix intérieure d’un personnage était la meilleure façon d’en cerner l’identité. « Ils ont tous une petite voix intérieure. Et vous, comment vous parlez-vous à vous-même ? » lance-t-elle en souriant. « Ce sujet me passionne. Vraisemblablement, nous n’avons pas tous cette voix intérieure. Selon sa présence, on n’a pas la même relation à soi et au monde, et les raisons pour lesquelles on s’adresse à soi-même sont intéressantes. Or le fait de régulièrement formuler ce que l’on vit, dans un effort de justesse et de précision, permet de le mémoriser, et donc de le réactiver, pour les joies et les souffrances. Il y a une dimension performative dans la convocation de cette voix », analyse Véronique Ovaldé, tout en explicitant à ses lecteurs la puissance réparatrice et consolatrice des mots.
Chaque nouvelle correspond au discours intérieur, avec son flux de conscience, son style, ses mots et ses non-dits. « C’était très agréable pour moi de changer d’intériorité et de passer d’Eva Coppa, agente immobilière peu sûre d’elle et très angoissée, aux deux adolescentes pétries de rêves », ajoute la romancière, dont on retrouve le goût du fantastique dans une des nouvelles. « J’ai toujours aimé ce genre, notamment les nouvelles fantastiques de Cortazar, de Felisberto Hernandez ou de Yoko Ogawa. Attention, l’homme qui s’introduit chez Rachel vient vraiment du futur ! » conclut-elle joyeusement.
À nos vies imparfaites nous raconte le mystère des liens, leur potentiel « déceptif », mais surtout leur élan prometteur, dans leur capacité à transformer le chagrin en « vagues cumulus dans un ciel de traîne ».