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Lifestyle - Culte

Le fantôme d’un certain Liban bourgeois et déluré au Grand Hôtel de Sofar

Un restaurant, un hôtel, un bar, une boutique, une plage... Une fois par mois, nous vous emmenons à la (re)découverte d’un endroit inscrit d’une manière ou d’une autre dans la mémoire collective libanaise. À travers l’histoire de ces lieux, cette rubrique vous raconte surtout pourquoi ils sont encore aujourd’hui... cultes. Pour ce dix-neuvième numéro, le Grand Hôtel Casino Aïn Sofar, fondé à Sofar en 1892.

Le fantôme d’un certain Liban bourgeois et déluré au Grand Hôtel de Sofar

Roderick Cochrane devant la façade mythique du Grand Hôtel de Sofar. Photo Michèle Aoun

C’est le genre d’institution dont seul le nom suffit à invoquer toute une charge de légendes, de visages, de moments, de goûts et d’odeurs, de détails visuels, de souvenirs et de secrets murmurés, les uns plus mythiques que les autres. Tous ceux qui ont connu le Grand Hôtel de Sofar, que ce soit les enfants de l’époque qui y ont fait leurs premières chutes à vélo ou leurs parents qui y prolongeaient la nuit autour de tables de jeu dans son casino ou son iconique Monkey Bar, auront pour vous une histoire, la leur, liée à cet établissement qui, même déchu aujourd’hui, conserve au creux des fissures de son corps squelettique l’intégralité, ou presque, de son caractère résolument culte.

L’hôtel est d’autant plus culte qu’il appartient à la mémoire collective et, en même temps, les Libanais et les Moyen-Orientaux qui y passaient leurs étés y ont laissé des morceaux de leur mémoire personnelle et familiale, considérant ledit établissement comme leur maison estivale. Quelque part entre trésor national et écrin d’une bourgeoisie libanaise et arabe, le Grand Hôtel Casino Aïn Sofar abrite à lui seul une époque du Liban, les chapitres d’une histoire qui démarre sous l’Empire ottoman et se prolonge jusqu’au supposé âge d’or des années 1960 et 1970, en passant par la famine du début du XXe siècle et les années du mandat français. Et donc, en ce sens, il contient jusqu’à ce jour le fantôme d’un certain Liban passé.

L’entrée de l’hôtel conserve toute sa majesté en dépit des années et des guerres. Photo Michèle Aoun

Un luxe qui ne dit pas son nom

C’est en 1892, sous l’Empire ottoman, que le Grand Hôtel Casino Aïn Sofar est fondé par Alfred Sursock. Premier établissement dans cette catégorie à être inauguré dans le caza de Aley, l’hôtel se double de la désignation de casino, puisque c’est le premier du pays à se voir octroyer une licence d’exploitation pour les jeux de hasard. « C’était d’ailleurs le premier casino du pays », souligne Roderick Cochrane, fils d'Yvonne Sursock, petit-fils d’Alfred et surtout actuel co-propriétaire de l’établissement (à égalité avec ses cousines, les petites filles de Linda Sursock) depuis 2014.

Le Grand Hôtel Sofar est bâti sur un terrain de 32 000 mètres carrés, à deux pas de la gare de Aïn Sofar, par le biais de laquelle les citadins mais aussi les touristes des pays alentour se mettent à affluer dès son ouverture. « Personnellement, et c’est quand même étrange, je n’ai connu l’hôtel que de loin, depuis la maison où nous passions nos étés (le château de Donna Maria Sursock, NDLR). Mais ce que j’en retiens surtout, c’est cette aura mythique qu’il a toujours eue », poursuit Cochrane. Mythique d’abord parce que les familles qui y passaient l’été réservaient leurs chambres d’année en année, et les listes d’attente pour y décrocher un lit étaient interminables.

Roderick Cochrane, fils d'Yvonne Sursock, petit-fils d’Alfred, et actuel propriétaire de l’établissement depuis 2014. Photo Michèle Aoun

« Dès début juin, c’était le grand ménage pour rafraîchir et apprêter l’hôtel. À la fin du mois, les Libanais de Beyrouth et d’ailleurs emballaient leurs appartements et maisons dans des housses avec des boulettes de naphtaline, ils emportaient avec eux quelques-uns de leurs objets importants, parfois même des tapis, et investissaient l’établissement jusqu’au mois d’octobre, quand il refermait jusqu’à l’été d’après », raconte le propriétaire des lieux, qui préfère se dire le « gardien » de « cette propriété iconique ».

Sur quatre étages, les 75 chambres se déployaient de part et d’autre d’un escalier qui incarnait à lui seul une idée de la majesté. « Les plus luxueuses étaient situées au premier étage, avec chacune sa salle de bains. Celles du deuxième, plus étroites, avaient également leurs salles de bains privées, mais au troisième, il fallait se partager les salles de bains de l’étage, avant d’en rajouter davantage dans les années 1950 », explique Roderick Cochrane. Et de nuancer : « Mais il ne faut pas s’imaginer que c’était l’un de ces grands palaces de nos fantasmes. C’était une idée du luxe rudimentaire, d’une élégance discrète, quelque chose d’ostentatoire mais qui ne dit pas son nom. »

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Pourtant, les résidents et les passants du Grand Hôtel de Sofar se souviennent de l’imposant lustre en cristal du lobby qui se faisait astiquer en début de saison, du carrelage ocre en terre cuite que l’on cirait quotidiennement, du légendaire Monkey Bar qu’enveloppaient les volutes des cigarettes et l’odeur boisée du whisky, mais aussi du cinéma, des salles de réception et de l’iconique salle de jeu. « Il fallait compter 370 personnes, soit au moins trois employés par chambre, pour faire marcher cette grosse machine », souligne Cochrane. La légende raconte même que l’hôtel était doté de son propre pressing, qu’il avait affrété Boy, un coiffeur installé en face de la salle de jeu, qu’il faisait appel à une dizaine de cireurs de chaussures qui venaient officier dans l’établissement au cours de la saison estivale, et au début du XXe siècle, des carrosses à chevaux appartenant au Grand Hôtel étaient toujours mobilisés pour apporter des remèdes de la pharmacie de Bhamdoun, au cas où...

Des murs qui parlent. Photo Michèle Aoun

L’incarnation d’un style de vie estival

Aussi, derrière son impressionnante façade rythmée par de la pierre blonde et son jardin dévorant qui semble se déverser de tous bords, il y avait dès 1935 le chef Georges el-Rayess qui tenait les coulisses de l’opération et notamment la cuisine. « On mangeait très bien, ça je m’en souviens », confirme Roderick Cochrane, quand d’autres habitués de l’hôtel se souviennent par cœur de la texture du gâteau au chocolat, du croustillant du kellage ou de l’odeur des sirops de rose qu’on servait sur des plateaux en argent, l’après-midi, sur l’une des terrasses suspendues au bord de la vallée. Parce que en fait, on pourrait, comme à chaque fois que l’on évoque le Grand Hôtel de Sofar, faire l’inventaire des personnalités qui y sont passées pour une nuit ou un été. On pourrait raconter l’immense écrivain Amine el-Rihani, arrivé à bord du train dont les rails longeaient l’établissement, mais seulement pour s’en faire refouler à défaut d’une réservation. On pourrait aussi mentionner les soldats français venus s’y réfugier pendant la Seconde Guerre mondiale et pour lesquels le chauffage central avait été installé. On pourrait même revenir sur la Ligue arabe qui s’y est réunie en 1947. On pourrait également citer Oum Koulsoum, Asmahane, Mohammad Abdel Wahab, Samia Gamal, Farid el-Atrache et Leila Mrad et leurs séjours éphémères à Sofar, contrairement à la haute bourgeoisie libanaise, Philippe Takla, Camille Chamoun, Pierre et Raymond Eddé et consorts ; mais aussi les clients qui fuyaient les étés chauds d’Égypte, de Syrie, d’Irak notamment, pour venir s’envelopper de la fraîcheur ouatée de Sofar tout le long de la saison.

Souvenirs des jours qui chantaient. Photo Michèle Aoun

Sauf qu’en fait et dans le fond, ce que représente le Grand Hôtel, par-delà ces noms et ces visages, c’est le paysage d’une certaine société libanaise et moyen-orientale de ces époques successives. Il incarne plus particulièrement le style de vie estival de cette classe sociale privilégiée, empruntant ses habitudes des différentes puissances occidentales qui dominaient ou colonisaient la région en ce temps. Parties de tennis sur le terrain enveloppé de brouillard en fin de journée. Parties de trictrac sous les chênes secoués par le chant des élytres. Tournois de bridge, de bésigue et de rami (baptisé « quatorze » au Liban) dans la salle de jeu où tous les jours, les hommes déposaient leur panama et les femmes leur éventail à la même place, avec autour une armada de serveurs en costume amidonné. Jeux de hasard dans le casino à la fin de la nuit, où l’odeur du cognac se mélangeait aux effluves des cigarettes. Projections de films dans la salle de cinéma, feu d’artifice annuel le 15 août, adultères noués au Monkey Bar et bals en cravate noire et robe longue qui se donnaient respectivement par les résidents de l’hôtel dans les salles de réception avec leurs tentures carmin. On ferme les yeux et nous reviennent des images de Titanic, du Great Gatsby, de Grand Budapest Hotel, mais avec ces « r » roulés et cet accent chantant dont seul le Liban a le secret.

Majesté et décadence

Et comme à chaque fois que l’on rédige l’un des articles de cette rubrique, il faut à un moment ou un autre que la guerre civile libanaise vienne interrompre et, pour tout dire, pourrir l’histoire. Et dans ce cas précis, celle du Grand Hôtel de Sofar, et la vie de cette classe privilégiée qui n’était que fête. Dès 1976, l’armée syrienne s’empare du lieu, qu’elle occupera jusqu’à peu avant son retrait en 2005. « Il faut dire que l’hôtel était déjà fatigué à l’époque, mais ça ne les a pas empêchés de tout voler et vandaliser : les pièces de la toiture ont été entièrement démolies, le bois de la charpente démonté et utilisé pour le chauffage, et les escaliers intérieurs se sont écroulés sous le poids des douze générateurs balancés en tentant de les voler. Quand on sait que c’était les QG de l’armée d’occupation, on n’ose même pas imaginer les atrocités qui ont dû s’y passer », regrette Cochrane qui, même après être rentré d’Irlande en 1996, a refusé de mettre les pieds à l’hôtel.

L’incarnation d’un style de vie estival. Photo Michèle Aoun

Pourtant, confie-t-il en 2014, « en voyant que la famille explorait l’idée de vendre la propriété, je me suis dit qu’il fallait que je le fasse survivre, même s’il m’était difficile financièrement de le réaménager complètement ». C’est à partir de ce moment que Roderick Cochrane a ainsi repris en charge l’établissement dont il avait hérité, le louant pour des mariages et autres événements, et en invitant l’artiste Tom Young en 2018 à réinvestir les lieux pour une exposition de ses toiles où, par le biais de son coup de pinceau, il titillait les fantômes de l’hôtel. « Je fais ça simplement parce que je sais que cela en vaut la peine », confie-t-il. À part ces moments de vie éphémères, le Grand Hôtel de Sofar est aujourd’hui le spectre de ce qu’il était, avec cette drôle d’impression d’être à la fois vidé de son passé et totalement chargé par sa mémoire et ses souvenirs. « Le rêve serait de trouver un investisseur qui croie en son potentiel et surtout en son importance à l’échelle de l’histoire nationale, pour le transformer éventuellement en clinique de rétablissement », dit Roderick Cochrane.

En attendant, au détour d’une marche d’un escalier qui a survécu au passage de tellement de tempêtes et de violence, sous une voûte où il reste encore la marque d’une moulure comme de la dentelle, le long d’un couloir où l’on se demande comment des traces de mosaïques sont encore là, ou en face des baies vitrées arrondies où filtre la lumière couleur miel, et même sans avoir connu le Grand Hôtel de Sofar, on peut encore en pensée recomposer tout un pan de l’histoire éclatée du Liban…

C’est le genre d’institution dont seul le nom suffit à invoquer toute une charge de légendes, de visages, de moments, de goûts et d’odeurs, de détails visuels, de souvenirs et de secrets murmurés, les uns plus mythiques que les autres. Tous ceux qui ont connu le Grand Hôtel de Sofar, que ce soit les enfants de l’époque qui y ont fait leurs premières chutes à vélo ou leurs...
commentaires (7)

Mon feu mari Raphaël Toriel m’a raconté les étés qu’il y passait . Souvenirs mentionnés dans plusieurs de ses romans . Avec sa tante Yvette Sursock , il y en avait des anecdotes. Pourriez vous me rafraîchir la mémoire . Son grand père Emile Najjiar ( le père D’Yvette ) et sa grand mère Bernoise Téta Louise y étaient bien propriétaires à un moment . Téta Louise communiquait avec les employés en arabe sommaire à coup de “chesmo “ . Et la compagnie d’Electricité à Sofar ? La première au Liban . Merci Rana Raouda Toriel

Rana Raouda TORIEL

21 h 18, le 19 août 2024

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Commentaires (7)

  • Mon feu mari Raphaël Toriel m’a raconté les étés qu’il y passait . Souvenirs mentionnés dans plusieurs de ses romans . Avec sa tante Yvette Sursock , il y en avait des anecdotes. Pourriez vous me rafraîchir la mémoire . Son grand père Emile Najjiar ( le père D’Yvette ) et sa grand mère Bernoise Téta Louise y étaient bien propriétaires à un moment . Téta Louise communiquait avec les employés en arabe sommaire à coup de “chesmo “ . Et la compagnie d’Electricité à Sofar ? La première au Liban . Merci Rana Raouda Toriel

    Rana Raouda TORIEL

    21 h 18, le 19 août 2024

  • Merci pour ce plongeon dans un passé libanais, hélas révolu.

    KHLF V

    07 h 23, le 19 août 2024

  • Faut pas non plus oublier l or dissimulé dans le pare-chocs ?

    Zampano

    03 h 45, le 19 août 2024

  • Une fois n est pas coutume, suis d accord avec le brésilien

    Zampano

    03 h 40, le 19 août 2024

  • Les Sursock étaient propriétaires de plus de 200 000 acres de terres en Palestine .... C'est tout dire !

    Chucri Abboud

    16 h 30, le 18 août 2024

  • Attention , les sionistes ont les yeux qui convoitent tout notre Liban pour en faire le Grand israel , applaudi par les puissances occidentales , nos faux amis qui nous voient déjà expulsés de notre patrie sans se faire pour nous aucun soucis . Il nous faut contiuer à résister !pendant des décades , voire des siècles !

    Chucri Abboud

    15 h 27, le 18 août 2024

  • Ce sont des articles écrits pour les futurs livres d’Histoire du Liban, du moins une des versions. Sinon, ce Liban est bel et bien révolu. Aujourd’hui c’est HN, Berri, Mikati, Aoun, Bassil, Geagea…

    Lecteur excédé par la censure

    11 h 39, le 18 août 2024

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