Shiva Karout regarde au loin les silos détruits du port de Beyrouth. Ces vestiges macabres du 4 août 2020, il les aperçoit tous les jours. Le club de sport dans lequel il travaille est situé en face, à quelques centaines de mètres à peine du lieu de l’explosion. « Ce n’est pas quelque chose que tu peux oublier », dit-il, portant pour l’occasion un sweatshirt sur lequel il a fait imprimer les noms de toutes les victimes de cette tragédie. « Je le porte à chaque compétition internationale. Je veux que tout le monde sache ce que les Libanais ont subi », souligne cet haltérophile professionnel. Mais le trentenaire n’a pas que son lieu de travail ou ce vêtement pour se rappeler ce qu’il a vécu ce jour-là, pour se souvenir qu’il est « chanceux d’être en vie ». Le 4-Août, Shiva Karout l’a tatoué au corps : à l’arrière de sa cuisse gauche, encré dans sa chair, un œil, le sien, duquel coule une larme en forme de Liban. Dans sa rétine : l’explosion. « J’ai représenté ce que j’ai vu », raconte-t-il.
Quatre ans plus tard, pour Shiva Karout, c’est toujours la même gym, face à la même vue, ou presque. C’est aussi toujours « la même douleur, les mêmes pensées », admet-il. « C’était une zone de guerre. Il y avait des gens par terre, du sang partout », décrit-il, alors qu’un des membres du club, Élie Naufal, ne survivra pas à ses blessures. « Personne n’aurait dû vivre ça. C’est une cicatrice que l’on ne peut pas effacer. Le 4-Août est imprimé en toi. Que tu l’imprimes sur ton corps ou non, il n’y a pas de différence », élabore cet habitué des tatouages. Et Shiva Karout n’est pas le seul à s’être fait tatouer un dessin sur le corps en souvenir de ce jour fatidique. D’une simple évocation de Beyrouth à la représentation des silos, en passant par l’élaboration d’un dessin particulièrement précis sur l’explosion, nombreux sont ceux à avoir ainsi ressenti le besoin de marquer dans leur chair ce moment de leur existence, duquel ils ont réchappé, sans plus pouvoir – ni vouloir – y échapper.
Le mot « Beyrouth »
« Chaque personne qui vient pour un tatouage en lien avec le Liban a ce pays dans son cœur », assure Élie Akiki, tatoueur de 32 ans. Dans son studio, à Mtayleb, non loin de Beyrouth, l’artiste aux bras noircis par l’encre a tatoué son meilleur ami, quelques mois après le 4 août 2020, d’un design en lien avec la catastrophe. « Il a perdu un œil le premier jour des manifestations de la thaoura en 2019, après avoir été visé par un tir des forces de l’ordre », raconte-t-il. Épargné par l’explosion, son ami a voulu immortaliser le drame dans sa peau. « Ce n’est pas évident de faire le design d’un tatouage lié au Liban et que le résultat soit parfait », explique le tatoueur. Pour son ami, il décide de combiner en un seul tatouage la fumée de l’explosion, les silos et le mot « Beyrouth », le tout sur fond de carte du Liban. « Ces silos sont très importants, ils ont protégé la ville d’une partie du souffle de l’explosion », dit-il, alors que la structure détruite occupe une grande partie du dessin. « Ce qui comptait le plus pour moi, c’était que le tatouage lui plaise et que je puisse transmettre son message à travers ce dessin », explique-t-il.
Si les tatouages liés au Liban, et encore plus au 4-Août, sont si délicats, c’est parce qu’ils sont souvent cathartiques, et ce autant pour le client que pour l’artiste. Lors des séances de tatouage, « j’ai entendu beaucoup de témoignages personnels. Tous évoquaient des “anges gardiens”. Nous étions toujours émus. On se retrouvait parfois à pleurer ensemble », confie Joanna Antoun, alias « Joa », une tatoueuse dont le studio est situé à Dékouané, en banlieue de Beyrouth également. « Ce jour-là, les vitres ont explosé mais, Dieu merci, personne n’a été blessé », se rappelle-t-elle. Son premier tatouage en lien avec l’explosion, Joa Antoun le réalisera pour un client blessé en plusieurs endroits de son corps. « Il avait beaucoup de cicatrices mais ne voulait pas les cacher. Il a demandé à se faire tatouer en dessous d’une de ces marques la date et l’heure de l’explosion », explique l’artiste, qui n’a jamais refusé de faire un tatouage lié à l’explosion. Après le 4 août 2020, « j’ai passé un an à tatouer le mot “Beirut” à mes clients », explique-t-elle.
« La vie au Liban est trop courte »
Nour Arkilo a elle opté pour un « Beirut » à l’arrière de son bras gauche, avec la date fatidique. « Ce tatouage me rappelle que la vie au Liban est trop courte et que tout peut arriver. Je peux perdre des êtres chers à n’importe quel moment. Il m’aide à apprécier chaque instant. Je suis reconnaissante d’être encore en vie », raconte cette directrice artistique de 28 ans qui, avec sa sœur, a échappé de peu à la porte d’une chambre volant en éclats dans son domicile familial à Achrafieh, près de l’hôpital Saint-Georges. « Un miracle », estime-t-elle. C’est un ami qui l’a tatouée. « Bizarrement, la séance n’était pas émotive, comme je l’imaginais. J’étais contente de me faire tatouer et je me souviens d’avoir beaucoup ri durant le processus. »
Élie Ghaoui, lui, a sur son avant-bras gauche un dessin représentant l’horizon de la capitale libanaise, avec son église, sa mosquée, son gratte-ciel et, tout à droite, un champignon de fumée, avec le mot « Beirut », qu’il a lui-même dessiné. « Mon tatouage est un hommage à ma mère, qui se trouvait non loin du port ce jour-là, à sa force et sa résilience, mais aussi à mon pays », raconte celui qui suit désormais des études à Paris. « Un tatouage n’est pas toujours synonyme d’un bon souvenir », explique le jeune homme de 22 ans, qui dit se « sentir très bien » avec son tatouage, « surtout à Paris, lorsqu’on me demande de quel pays il s’agit. J’explique alors ce qu’il s’est passé ce jour-là et d’où je viens ».
Mais les Libanais ne sont pas les seuls à s’être fait tatouer une référence au 4-Août. « Je ne voulais pas oublier ce qui s’est passé, mais je ne voulais pas non plus rattacher le Liban et tous mes souvenirs à cet événement », explique Louise Victor, styliste photo française de 27 ans, qui était étudiante à Beyrouth en 2020. « Le cèdre était pour moi un symbole qui me rappelait le Liban et les bons souvenirs ici », note-t-elle. Un cèdre rouge, sur son annulaire gauche. « C’est le doigt sur lequel on porte les alliances, et il serait relié au cœur », souligne la jeune femme, qui a trouvé par là « une manière d’extérioriser » ses émotions « sans avoir peur » de ses faiblesses. Son tatoueur, lui, était « très surpris et touché, parce que je ne suis pas libanaise », se souvient Louise. « Parfois, pour me donner de la force, je regarde mon tatouage en me disant que quand on a traversé le 4-Août, les petits soucis de la vie ne sont pas grand-chose. »
C’était trop tard ! Commentaire macabre
19 h 30, le 04 août 2024