
D.R.
Il vous ouvre lui-même la porte de sa maison et vous accueille avec l’affabilité chaleureuse des timides, se souciant de savoir si vous êtes bien installée et si vous n’avez besoin de rien.
Immédiatement, le charme opère. C’est que le personnage possède, à son insu, dans les lourdes paupières ourlées, la voix à la fois profonde et grave et le regard rieur perdu dans les volutes de son éternelle cigarette, quelque chose de velouté, de soyeux, voire de caressant… De manière tout à fait naturelle, sans affectation aucune.
Dans toute cette harmonie suave, ses mains dénotent. Rien d’un intellectuel de chambre aux doigts délicats et pâles, vivant dans la pénombre de sa bibliothèque. Elles sont brunes, carrées et solides. Terriennes. Des mains de travailleur de force, voire de laboureur. C’est que le métier d’écrire, pour ce perfectionniste acharné, est sans doute un travail de fond, de force, mille fois remis sur le métier, celui en somme d’un laboureur…
À force d’écrire – plus de 3 000 éditoriaux à son actif ! – il est devenu un « role model » pour les nombreux jeunes journalistes et collaborateurs qu’il a formés, mais aussi et surtout une véritable icône pour la « vieille garde ». En effet, ces cercles francophones issus de « l’âge d’or » de Beyrouth, farouchement attachés aux valeurs socioculturelles de la « vieille Europe » faites de manières élégantes, mais aussi d’une certaine idée de la liberté et du Droit, ont depuis cent ans une bible, L’Orient-Le Jour et depuis soixante ans, une idole, Issa Goraieb.
C’est que sous les lustres rococo de l’Aéro-Club, dans les chuchotements des salons cossus de la ville, aussi bien que dans les chaumières des classes moyennes instruites, les chancelleries ou les « desks » des agences de presse, les lumières de cet éditorialiste expérimenté sont devenues, au fil des années, indispensables à la compréhension des méandres retors de l’Orient compliqué. Même s’il se refuse à jouer au devin précisant, à juste titre, que son rôle n’est pas de faire des projections pour l’avenir, mais d’analyser ce qui s’est déjà passé.
Non seulement Issa – comme on l’appelle familièrement, signe indéniable de sa notoriété – décortique comme pas un l’actualité, mais surtout, cet amoureux de la langue française et de ses mots avec lesquels il joue et se joue, a l’art de l’exprimer avec brio en peu de mots. Ses titres célèbres sont une vitrine qui attire le passant / lecteur qui s’arrêtera forcément avec l’envie d’y pénétrer et d’en savoir davantage. Et que dire de ses attaques d’entrée de jeu, de ses formules percutantes frappées comme des médailles, de son sens de l’image et de ses chutes qui vous restent en mémoire, dénotant le professionnel chevronné ? Celui auquel le grand Georges Naccache avait d’ailleurs prédit un jour, de sa voix inimitable, « Toi, tu iras loin… »
Pour autant, l’homme ne se targue pas d’être un penseur ou un intellectuel et ne cède pas à la tentation des poses et des tics de la gente des lettrés. Resté étonnamment humble, il n’hésite pas à se faire relire par des collègues beaucoup plus jeunes que lui et à biffer et modifier le contenu de ses articles en conséquence. En cela, il fait sienne la devise de celui qu’il considère comme son mentor, Jean Choueiri : « Un article est terminé lorsqu’il n’y a plus rien à enlever. » Il n’a cependant pas oublié son baptême de feu rédactionnel lorsque son patron a déchiré et jeté, sans coup férir, le premier article qu’il venait de lui remettre, provoquant ses premières larmes, avant de lui proposer, bourru, après une chiquenaude sur la nuque, d’aller manger avec lui un sandwich dans le bistrot d’en face !
S’il n’a pas la morgue des jeunes gens « comme il faut » éduqués dans les collèges huppés de la ville et s’il ne fait pas vraiment partie des « gens du sérail », c’est que son parcours de vie est atypique : né un 24 décembre à minuit au Mexique d’un père libanais négociant en café et d’une mère beaucoup plus jeune, mexicaine pure souche, ce cadeau de Noël est dénommé Jesus et même placé, à peine né, dans la crèche familiale ! Le petit Jesus ne deviendra Issa que lorsqu’il arrivera au Liban cinq ans plus tard. Étonnamment, et malgré ses excellentes notes en français et en rédaction, c’est un élève turbulent qui fait les 400 coups et se fait renvoyer de plusieurs établissements ! L’audace des timides, explique-t-il malicieusement…
Cela ne l’empêche pas d’être choyé au sein d’une famille aimante et d’une mère qui consacre toute sa vie aux siens et de vivre ainsi une enfance qu’il qualifie d’heureuse. L’ingratitude n’étant pas dans sa nature, ce sont bien des larmes de reconnaissance qui lui embuent les yeux chaque fois qu’il évoque cette maman qui n’aimait pas la vie au Liban, mais qui n’a jamais osé visiter son pays natal de peur de ne plus avoir le courage de revenir et de risquer alors de ne plus revoir ses enfants…
On comprend dès lors qu’ayant fait, dans son enfance, le plein d’amour et n’ayant aucune revanche à prendre sur la vie, il soit solidaire des plus modestes, peu enclin à la querelle et réticent aux effets de manche, aux grandes scènes et aux scandales. En somme, un être bienveillant et tolérant, même si ses froides observations professionnelles à ses collaborateurs, faites toujours sans hausser le ton, aient pu, semble-t-il, en glacer plus d’un…
Malgré son objectivité de journaliste, l’homme refuse le label de la neutralité, car quoique n’ayant jamais été affilié à un parti quelconque, ses convictions libanaises sont solides et son attachement au Liban profondément ancré. Ils plongent leurs racines, comme tout maronite, dans son village d’origine dans la montagne, Deir el-Qamar, dans lequel il possède une maison ancienne qu’il s’emploie à restaurer avec amour depuis des années.
Ce journaliste, qui préfère s’exprimer par écrit plutôt qu’oralement, est un grand admirateur d’Alexandre le Grand et de ses conquêtes, sans porter la même vénération à Napoléon Bonaparte. Ses auteurs préférés en littérature, Alphonse Daudet et Antoine de Saint-Exupéry, peuvent de prime abord vous étonner par leur candeur, mais attestent en dernière instance d’une certaine jeunesse d’esprit et d’un goût rafraîchissant pour la simplicité.
Nul ne peut nier à Issa Goraieb l’immense mérite d’avoir maintenu, contre vents et marées, la parution de L’Orient-Le Jour durant toutes les années noires de la guerre. Rivé à son bureau de la rue Hamra, dormant des nuits entières avec ses collègues dans les sous-sols de l’immeuble, se nourrissant d’expédients (jusqu’à des sandwiches aux spaghettis durant l’invasion israélienne), subissant bombardements et aléas des passages sur les lignes de démarcation, l’homme a porté le journal à bout de bras et l’a préservé, à son corps défendant, de tous les dangers.
Cela n’a pas été sans sacrifices, traumatismes et scènes d’horreur que le journaliste répugne à évoquer, même 25 ans après la fin de la guerre. De l’éloignement pendant des mois et des mois de sa famille (il dit n’avoir pas vu ses enfants grandir), à l’épisode de son enlèvement durant des heures de terreur à la Cité Sportive, jusqu’à la mort de collègues chers comme Fabienne Thomas et Édouard Saab, ce dernier fauché par un franc-tireur, et dont il a été contraint de reconnaître les corps déchiquetés, avec d’autres, il a payé à sa profession un lourd tribut. Sur le déroulement et le détail de ces faits terrifiants, l’homme fait un clair rejet, développant une aversion quasi physique pour la guerre, préférant jeter sur l’époque le voile pudique du silence…
Au-delà des aléas de la vie de journaliste au Liban, sa belle carrière tant au Liban que comme correspondant de nombreux journaux français, dont Le Point, ainsi que de publications brésiliennes, lui a valu la Légion d’honneur de la France et le prestigieux Ordre national de la Croix du Sud du Brésil.
Si pour l’éditorialiste, le moi est haïssable et le jardin secret sacré, il s’épanche volontiers sur l’histoire de sa passion pour la musique, le jazz, le saxophone et le groupe Monday Blues Band qu’il a formé avec des amis, offrant de nombreux spectacles à un public de connaisseurs ravis. Ce n’est pas là son seul loisir, le journaliste étant un épicurien, amateur de soleil, de bonne cuisine, de boissons corsées et de poker, un peu à la manière des personnages de Pagnol ou des mâles dans les films de Sautet.
Les années passant et les cheveux blancs lui donnent désormais une allure de Zorba le Grec, de personnage de films italiens de la Cinecitta des années 60 ou le profil d’un empereur romain aux traits immortalisés sur une médaille. Ils n’ont néanmoins rien fait perdre de son charme à celui qu’on a pu comparer à un hidalgo, ce noble espagnol équivalent du gentilhomme français.
Un hidalgo, oui. Version énigmatique et encore insaisissable…
Je guette toujours ses éditoriaux et m'en régale. Quel dommage qu'on ne puisse pas écrire de commentaires à leur suite!
13 h 13, le 01 août 2024