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L’enseignement au Liban fait-il fausse route ?

L’enseignement au Liban fait-il fausse route ?

Archives de L'Orient-Littéraire

Voué à atteindre « progressivement, dans la diversité des matières (…) traitées, son équilibre » (extrait de l’édito de L’Orient littéraire du samedi 29 octobre 1960), L’Orient littéraire a publié en 1961 une grande enquête inédite consacrée à l’enseignement au Liban. L’enseignement, précisaient Huguette et Richard Allouche, « concerne ceux-mêmes pour qui le Liban évolue, ceux par qui le Liban se perpétuera, – nos étudiants d’aujourd’hui, nos hommes de demain » ( « L’enseignement est malade. Pourquoi ? », numéro du 11 novembre 1961).

Mais quels hommes le programme éducatif libanais a-t-il fini par produire ? Et n’a-t-il jamais été capable de générer une citoyenneté libanaise ? « Le malaise des programmes libanais » du secondaire inquiétait déjà au début des années 60. Outre les problèmes fondamentaux afférents aux conditions matérielles de l’enseignement (insuffisance et insalubrité de certains locaux, pénurie de professeurs et d’instituteurs spécialisés, en partie pour des raisons salariales, à une période de mutation du statut de l’enseignant), c’est l’enseignement lui-même, entendu comme plan pédagogique et comme programme des matières, qui était mis en cause par l’enquête de L’Orient littéraire.

Fixité du programme

En 1961, le programme du baccalauréat libanais dans sa première version de 1945, inspirée des programmes français de 1927, était réédité sans amendement significatif, ni réforme qui l’adapte à la modernité de l’époque. « Je pense que le malaise est une incidence de la fixité du programme et de l’évolution très rapide du pays (…) », précisait le secrétaire de la commission épiscopale pour « l’École catholique », évoquant le risque de « tomber dans l’uniformité » au prix de « la formation humaine ». Le programme libanais de 1945 a été adopté selon la méthodologie du « contenu » (énumération des matières et sujets à étudier, à la différence d’un cursus qui serait guidé par des objectifs pédagogiques par exemple). Lui était étranger « l’esprit nouveau » de la « méthode d’enseignement active », notamment de l’histoire, en vogue alors en Europe et dont le directeur de l’école allemande de Beyrouth décrit l’objectif comme étant celui d’« éveiller l’intérêt de l’enfant pour le passé ».

Dichotomie libanaise

Entre-temps, le programme du baccalauréat français était en pleine modernisation. « C’est maintenant (…) que commencent à apparaître très nettement les divergences entre les baccalauréats libanais et français (…) », indiquait le proviseur du lycée franco-libanais de garçons. La surcharge des études pour les élèves poursuivant un double baccalauréat posait alors problème, surtout que s’y ajoutait la difficile assimilation de « matières rendues confuses par deux techniques différentes d’enseignement ». Et lorsqu’était envisagé un réaménagement des cursus, les matières à exclure ou à développer ne faisaient pas l’unanimité. Intervenait entre autres la question de l’identité libanaise et son lien avec le bilinguisme, voire, déjà à l’époque, le trilinguisme. Pour le recteur du collège Notre Dame de Jamhour, « le Libanais n’est pas seulement bilingue, il est bi-culturel » et la dichotomie de la pensée « fait partie de ce dont (il) a besoin ». Mais pour le supérieur et le préfet du Collège de la Sagesse, la « situation politico-ethnique de base » du Liban, « plaque tournante (…) du Moyen-Orient (…), carrefour (de) toutes les influences », déteint nécessairement sur la situation scolaire. Selon eux, les difficultés en seraient doubles : un « alignement » du cursus libanais sur les programmes français sans tenir compte des « besoins » libanais, encore moins « de la personnalité du Liban historique », et le « problème du trilinguisme », se traduisant par la formation de « trois clans (…) à chaque fois qu’il s’agit de réformer les programmes ». Résultat : « On ne peut déduire du programme officiel quel type humain il a en vue », résumait le directeur des Makassed. Et cela n’a pas vraiment changé.

Évolution des programmes, mais…

La première réforme des programmes scolaires libanais s’est réalisée par étapes entre 1968 et 1971. Si elle a eu le mérite de « déterminer des objectifs spécifiques pour chacun des cycles d’enseignement », elle a omis de définir « les finalités de l’enseignement », pourtant essentielles au développement de l’élève, et partant du citoyen, comme expliqué dans le plan de Restructuration du système éducatif libanais, élaboré dans l’après-guerre par le Centre national de recherche et de développement pédagogiques (CNRDP).

Ce plan préludait à la réforme des programmes de 1997. Vaste chantier qui devait être à la hauteur des enjeux éducatifs prévus par la nouvelle entente nationale de Taëf. Ce pari a été gagné dans un premier temps. Le programme a été pensé dans un souci de favoriser une culture du lien, y compris entre élèves eux-mêmes, selon le directeur du CNRDP de l’époque, Mounir Abou Assali. Des matières artistiques y ont été intégrées  ; un livre d’éducation civique, matière qui s’était limitée jusque-là à des préceptes généraux de bonne conduite, a été mis au point dans un esprit libéral  ; un manuel d’histoire, couvrant la phase de la guerre de 1975 à 1990, a pu être parachevé, selon une approche qui « incite les élèves à comprendre comment le pluralisme libanais a été perverti, et à questionner l’utilité de la guerre », explique à L’Orient littéraire Mounir Salameh, professeur d’histoire, membre de la commission chargée d’élaborer le programme d’histoire de 1997 à 2002.

Dans la pratique toutefois, de nombreuses matières ont été écartées de facto du programme, d’autres, comme l’éducation civique, n’ont été enseignées que partiellement, et le manuel d’histoire pour le cycle primaire a été retiré in extremis des librairies avant la rentrée scolaire de 2001. Du reste, un centre audio-visuel moderne, créé à Jounieh pour former à distance les enseignants des différentes régions dès 1999, n’a jamais été mis en service et « le programme tout entier a été comme enterré », déplore M. Abou Assali, démis de ses fonctions avant de pouvoir en superviser la mise en œuvre.

Perspective nouvelle ?

Un quart de siècle plus tard, le programme libanais est une nouvelle fois sclérosé, faute de mises à jour, comme en 1961. « Nous avons épuisé toutes les questions d’examen possibles, si bien que les élèves sont réduits à se borner aux annales pour réussir », rapporte un fonctionnaire du ministère de l’Éducation ayant requis l’anonymat.

Une nouvelle réforme est toutefois en cours et ses tenants sont optimistes. Un « cadre national libanais » sur les attendus de l’enseignement scolaire a été lancé fin 2022. « Il s’agit d’une vision inédite à laquelle ont participé toutes les instances éducatives du pays. Elle définit notamment le profil de l’apprenant, celui de l’enseignant et les valeurs que doivent refléter les nouveaux programmes », nous explique la présidente du CNRDP Hyam Eshak. « Ceux-ci sont en cours de rédaction selon une approche ambitieuse par compétences, à laquelle contribueront près de 300 experts libanais », ajoute-t-elle.

Catalysée par le déblocage à cette fin de 7,5 millions de dollars par la Banque mondiale en 2021, la réforme en vue fait toutefois des sceptiques. Le corps enseignant a-t-il les compétences pédagogiques nécessaires pour mettre en œuvre un programme qui s’annonce dense ? Et d’un point de vue politique, comment penser des programmes autour de valeurs communes, quand s’est consolidé un système parallèle de l’enseignement, où certaines écoles font la promotion d’idéologies antinomiques de l’adhésion même à l’État ? Même si cela est « sans arrière-pensée », selon des rédacteurs du cadre national pour l’enseignement sollicités par L’Orient littéraire, les valeurs citées dans le document incluent à juste titre la justice, l’intégrité, la paix, l’autonomie individuelle, mais pas la liberté.

Faute de pouvoir unifier les programmes, comme le préconisait en 1961 Fouad Boutros (« Pédagogie et Politique : où en sommes-nous au Liban ? », L’Orient littéraire), sans doute faut-il commencer par réparer l’essentiel : le rapport de l’enseignant et de l’élève, l’un et l’autre restés trop longtemps « solitaires (…) devant l’incompétence des parents et la carence de l’État » (Victoria Khouzami, « Deux ‘‘solitudes’’ face à face », L’Orient littéraire, 8 décembre 1962). Et pour cela, une seule arme : la loi.

Voué à atteindre « progressivement, dans la diversité des matières (…) traitées, son équilibre » (extrait de l’édito de L’Orient littéraire du samedi 29 octobre 1960), L’Orient littéraire a publié en 1961 une grande enquête inédite consacrée à l’enseignement au Liban. L’enseignement, précisaient Huguette et Richard Allouche, « concerne ceux-mêmes pour qui le...
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