Un président dans les plus brefs délais ? Oui, mais pas n’importe lequel. Un peu plus de 18 mois après l’expiration du mandat de Michel Aoun (en octobre 2022), le patriarche maronite, Béchara Raï, ne se contente plus de simples appels à l’élection rapide d’un nouveau président de la République, plus haut poste réservé à sa communauté au sein de la hiérarchie officielle. Le chef de l’Église maronite vient de franchir un nouveau cap : il définit aujourd’hui lui-même en des termes très clairs le profil et le programme du futur chef de l’État, quel qu'il soit, plaidant pour « une figure exceptionnelle » qui mettrait en application les résolutions internationales relatives au dossier libanais et qui pourrait mener le processus de réformes économiques… Mais allant plus loin que cela, le patriarche a dépoussiéré une bête noire du Hezbollah, la résolution 1559 du Conseil de sécurité (2004), affirmant que le nouveau président devrait la mettre en œuvre.
Grosso modo donc, le prélat rejoint les efforts de la communauté internationale qui plaide sans relâche depuis plusieurs mois pour l’élection d’une figure faisant l’objet d’une entente élargie, à même de piloter le processus de redressement du pays et de négocier en son nom, afin de lui épargner le scénario du pire à l’heure où le spectre d’une guerre totale contre Israël continue de planer sérieusement sur le Liban.
« Nous demandons à Dieu que soit choisie pour la présidence de la République une personnalité exceptionnelle caractérisée par son sens de l’éthique et d’appartenance au Liban, mais aussi par son courage (…). Elle pourrait donc faire primer la légitimité, faire face à toute atteinte à l’entité étatique, et surveiller le bon fonctionnement des institutions et le respect de la Constitution », a déclaré Mgr Raï dans son homélie dominicale. Dans la même veine, il a plaidé pour « une application sérieuse des résolutions internationales, notamment la 1559 (2004, appelant au désarmement des milices présentes sur le territoire libanais), la 1680 (2006, exigeant la délimitation de la frontière terrestre entre le Liban et la Syrie) et la 1701 (2006, ayant mis fin à la guerre entre Israël et le Hezbollah), qui garantissent l’indépendance du Liban, sa souveraineté et l’exercice du seul pouvoir légitime sur l’ensemble de son territoire ». « Nous espérons aussi qu’émergera un nouveau pouvoir sur le double plan parlementaire et gouvernemental, à même de mener les réformes politiques et économiques et d’œuvrer pour la neutralité du Liban », a encore dit le chef de l’Église maronite, remettant ainsi sur le tapis une bataille qui lui est chère et qu’il avait menée il y a quelques années, dans une volonté de garder le Liban à l’abri des conflits des axes régionaux.
« Nous convergeons avec le patriarche sur la nécessité d'élire un président qui puisse porter les valeurs souverainistes », se félicite Ghayath Yazbeck, député des Forces libanaises, plus large groupe de l'opposition, dans une déclaration à L'Orient-Le Jour.
Cette homélie du patriarche a de quoi pousser certains observateurs à l’assimiler au célèbre « appel des évêques maronites » de septembre 2000. Ce texte avait ouvertement plaidé, et pour la toute première fois, pour un redéploiement immédiat de l’armée syrienne en vue d'un départ ultérieur du Liban, quelques mois après le retrait israélien du Sud en mai de la même année.
Béchara Raï a ainsi clairement brisé le tabou de la 1559, une résolution farouchement combattue par le Hezbollah et ses affidés et, de ce fait, quasiment oubliée ou du moins reléguée au second plan par le reste de la classe politique depuis des années.
« Le manque de responsabilité dont font preuve les protagonistes politiques sur ce plan est incroyable et inacceptable. Cela ne laisse au patriarche maronite que le choix de continuer à hausser le ton et presser pour l’élection d’un président », commente pour L’Orient-Le Jour Mgr Boulos Sayah, évêque proche du patriarche. Un ras-le-bol qui s’est fait sentir dans le communiqué publié à l’issue du synode des évêques maronites qui s’est tenu du 5 au 15 juin. « La priorité devrait être accordée à l’élection du président de la République », peut-on lire dans le texte, qui appelle les députés à « accomplir immédiatement leur devoir constitutionnel d’élire un chef de l’État (…) ».
Message à plusieurs destinataires
Quoi qu’il en soit, certains cercles proches de Bkerké ne voient rien de surprenant dans la dernière prise de position du patriarche, sans pour autant en réduire l’importance politique. « Cette homélie s’inscrit dans le prolongement du discours adopté par le chef de l’Église maronite depuis le début du vide à la tête de l’État. Le patriarche a toujours veillé à rester loin de la politique politicienne. Et il exerce un forcing pour que le débat soit centré sur le profil du futur chef de l’État », rappelle Toni Nissi, président du Comité pour la mise en application des résolutions des Nations unies pour le Liban (un organisme fondé en 2005 et enregistré auprès de l’ONU et qui a pour mission de « plaider pour l’application des résolutions du Conseil de sécurité relatives au Liban », comme on peut lire sur son site web) et proche du patriarcat maronite.
Il n’en demeure pas moins que l’homélie du patriarche est porteuse d’un message tant aux protagonistes locaux qu’internationaux en quête du successeur de Michel Aoun. « C’est à un président qui respecterait la feuille de route établie par Mgr Raï que Bkerké accordera son feu vert », appuie M. Nissi.
Sur la même longueur d’onde
D’ailleurs, c’est surtout sous l’angle de leur timing que les propos du patriarche maronite sont à aborder. Ils sont en effet intervenus une semaine avant la visite du cardinal Pietro Parolin, secrétaire d’État du Saint-Siège, attendu à Beyrouth dimanche. De sources concordantes, on affirme que le haut responsable du Vatican vient surtout pour assister à un événement organisé par l’ordre de Malte, une ONG caritative. Sauf qu’au Liban, la politique n’est jamais bien loin. D’autant plus que le même cardinal Parolin s’était entretenu avec l’émissaire spécial de l’Élysée pour le Liban, Jean-Yves Le Drian, il y a une dizaine de jours. De quoi donner le sentiment que le déplacement du cardinal est loin d’être d’ordre strictement religieux. « Il y a une coordination entre le Vatican et M. Le Drian au sujet du Liban », confirme une source diplomatique occidentale. La question de la présidentielle pourrait également figurer au menu de la réunion entre Mgr Raï et le cardinal Parolin. « C’est à Bkerké que ce dernier tiendra sa plus importante réunion avec plusieurs évêques, Mgr Raï en tête » , déclare Mgr Boulos Sayah, y voyant une confirmation que Bkerké et le Vatican sont sur la même longueur d’onde. Une façon de répondre à ce qu’il appelle « les spéculations médiatiques futiles » autour d’une éventuelle volonté du Saint-Siège de démettre Mgr Raï de ses fonctions. « Il ne compte même pas démissionner », tranche Mgr Sayah. Ces dernières semaines, des rumeurs, véhiculées ou entretenues par des articles de presse, ont circulé au Liban à propos de désaccords entre Bkerké et le Vatican. Il a même été question d'une volonté de changement à la tête de l'Église maronite.
1559 il y a 20 ans ! C'est pas trop tôt de la part des religieux de réclamer son implémentation. Vu la dégradation de la situation. Mais c'est bien trop tard. Elle n'aura pas lieu, hélas.
20 h 24, le 19 juin 2024