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Culture - Entretien

Simone Fattal : Le passé de Beyrouth ne meurt pas, il vit avec moi…

Dans le cadre de la neuvième édition du programme Home Works organisé par Ashkal Alwan, la peintre, dessinatrice, sculptrice et céramiste libano-américaine présente son exposition « Jack » et raconte à « L'Orient-Le Jour » la genèse de ces dessins réalisés en... 1971.  

Simone Fattal : Le passé de Beyrouth ne meurt pas, il vit avec moi…

Simone Fattal dans son atelier parisien. Photo Christophe Beauregard

Une série de pastels surprenants, datant de 1971, et longtemps disparus jusqu’à ce que Simone Fattal les redécouvre l’été dernier, avec Christine Tohmé (directrice fondatrice de l'association Ashkal Alwan pour les arts plastiques), au fond d’un tiroir de son atelier de Beyrouth, constitue l'objet de son exposition* dans le cadre de la 9e édition de Home Works. À cette occasion, Fattal revient sur la genèse de ces dessins, initiés par sa rencontre avec un guitariste hippie de passage à Beyrouth en 1971 ; sa brève période consacrée aux pastels, son lien avec la nostalgie et l’époque de l’avant-guerre au Liban, et ce qui continue de la lier à ce pays qu’elle dit magique.

Simone Fattal, « Jack », dans le cadre de Homeworks/Ashkal Alwan. Photo Christopher Baaklini

Qu’est-ce que cela représente pour vous de présenter un ancien travail jamais montré auparavant ?

D’abord, je suis très contente d’avoir revu ce travail et d’avoir vu que les gens ont aimé le découvrir, d’autant plus qu’il fait partie de mes premières œuvres, puisque j’ai commencé à travailler en 1969, soit deux ans avant cette série. C’est d’autant plus émouvant que la plupart des œuvres de cette période sont perdues. Ces pastels sont parmi les rares qui ont survécu. Vous savez, la guerre civile est arrivée avant qu’on ne puisse vraiment exposer à Beyrouth. J’ai eu une exposition en 1973 et c’était tout, à part quelques expositions de groupe. La guerre a éclaté en 1975 et mon travail est tombé dans un trou si l’on peut dire. J’avais moi-même oublié ces dessins. C’est donc un plaisir double de les retrouver et de voir qu’elles s’incarnent bien dans le présent. Bien sûr, il y a un troisième volet qui est celui de l’émotion ; à l’idée de revivre ces moments d’une jeunesse heureuse, paisible, très libre, presque m’en fichiste. C’était une époque où l’on pouvait tout faire.

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Parlez-nous justement de cette série de dessins qui s’articulent autour du personnage d’un guitariste, Jack, rencontré à Beyrouth en 1971.

Un certain soir, en 1971, mon amie Gaby Bustros et son mari John Haines se promenaient sur la place des Martyrs. La place avait alors des cafés, de vieux cinémas et une foule animée de personnes venues du monde entier. C’est là qu’ils rencontrèrent un groupe de jeunes musiciens en route pour l’Inde. Comme c’était la mode à l’époque, le Liban était une escale obligatoire sur cet itinéraire, mais ce groupe se retrouva bloqué à Beyrouth, sans les moyens financiers de poursuivre leur voyage. Gaby et John les accueillirent chez eux, mais après un certain temps ils ne pouvaient plus garder les cinq membres du groupe, alors je me suis portée volontaire pour prendre Jack, le guitariste chez moi, dans mon atelier d’Achrafieh où je m’étais installée en 1970. Très vite, il y a eu une véritable amitié qui s’est nouée entre nous. Jack aimait mon travail et passait la journée à jouer de la musique. Alors je me suis mise à le dessiner, instinctivement. Il jouait de la guitare et cette musique a imprégné la vitesse à laquelle mes dessins ont été peints ; et surtout le fait que j’en ai fait autant. Ils ont été faits rapidement, suivant les jours et les chansons.

Comment cette rencontre avec Jack et les musiciens a-t-elle influencé votre perspective artistique et personnelle ?

Du mois que Jack a passé avec moi, je garde surtout le souvenir d’un émerveillement, découvrant à travers lui et sa troupe un Liban que je ne connaissais pas. Des promenades dans la vallée, au bord de l’eau, des nuits à la belle étoile avec tout le groupe. Je me souviens surtout de cette vallée enchantée derrière Broummana, que je n’ai plus jamais retrouvée. Cette vallée était d’ailleurs connue de tous les hippies qui passaient par Beyrouth. Leurs noms étaient gravés sur les troncs d’arbre, il y avait des figuiers et des oliviers millénaires. C’était magique.


Simone Fattal, « Jack », dans le cadre de Homeworks/Ashkal Alwan. Photo ChristopherBaaklini

Ces dessins, vous ne les avez retrouvés que cet été, avec Christine Tohmé, la fondatrice d’Ashkal Alwan.

Au début de la guerre, j’ai quitté Beyrouth pour Paris sans emporter grand-chose. J’avais abandonné tout sur place, y compris de grands pastels représentant des arbres et des forêts que je n’ai plus jamais retrouvés. Bien que j’aie eu dans un coin de ma tête l’idée que la série de dessins de Jack existait, je ne savais pas si elle avait survécu ou non. Mon attachement était beaucoup plus fort pour mes peintures à l’huile rose. Christine Tohmé souhaitait depuis des années organiser une exposition pour le nouvel espace d’Ashkal Alwan. Cet été, alors qu’elle était chez moi à Beyrouth, nous avons décidé d’ouvrir les tiroirs, et dès qu’elle a découvert cette série, elle s’est arrêtée et m’a dit : « C’est ça que je veux exposer ! »

En revoyant cette série aujourd’hui, quels souvenirs vous reviennent du Beyrouth de cette époque, de l’avant-guerre ?

Ces dessins contiennent, incarnent cette époque. Ils incarnent une période perdue, des désirs non vécus bien sûr mais aussi surtout la liberté qui régnait alors, ainsi que la conviction que tout était possible. En particulier, nous, les artistes de cette période, tels que Fadi Barrage, Aref el-Rayess ou Paul Guiragossian, aspirions à créer une nouvelle civilisation. J’étais particulièrement proche de Guiragossian, un homme d’une grande liberté, qui me disait souvent : « La peinture, je ne la prends pas au sérieux. Un mois avant l’exposition, je travaillais sur mes toiles, et c’est tout ! » Il aimait se promener, sortir, se rendre à Hamra, où nous passions beaucoup de temps à l’époque. C’était comme un voyage. Malheureusement, ce rêve d’une nouvelle civilisation s’est éteint avec le déclenchement de la guerre en 1975.


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Vous considérez-vous comme une femme nostalgique ?

Je ne suis pas une femme nostalgique. Mon passé ainsi que celui de Beyrouth vivent avec moi. Cependant, je ne ressens pas de nostalgie envers le passé, car je considère que le passé ne meurt pas. Nous l’emportons avec nous. Tout ce Beyrouth de cette époque continue d’exister d’une certaine manière, à travers tous ces jeunes qui, malgré toutes les difficultés, vivent encore de la même manière que nous vivions à l’époque. Peut-être même de manière plus extrême, car ils sont constamment menacés de mort à tout moment.


Simone Fattal, « Jack », dans le cadre de Homeworks/Ashkal Alwan. Photo Christopher Baaklini

Quelle place a occupé le dessin pour vous au fil du temps, et surtout au cœur de votre œuvre de plasticienne, entre sculpture et peinture ?

Si l’on peut parler de nostalgie, cette exposition m’a fait réaliser que je regrette de ne pas avoir consacré plus de temps au dessin. J’aurais aimé développer davantage cet aspect de mon œuvre que je réalisais à Beyrouth avant la guerre et auquel je n’ai plus retouché depuis. D’ailleurs, en ce qui concerne mes sculptures, je ne crée jamais de dessins préparatoires, tout comme pour ma peinture. Il y a eu une période où j’ai beaucoup pratiqué l’aquarelle, mais en réalité je n’ai plus fait de dessins, avec un modèle, depuis cette série de 1971.

Un large pan de votre œuvre s’articule autour de l’art antique, alors que dans le cadre de l’exposition « Jack », on vous découvre un aspect plus personnel, plus intime, surprenant…

J’ai souvent mentionné que lorsque j’ai commencé à travailler la terre et la sculpture, j’ai créé quelque chose d’extrêmement différent par rapport à mon travail antérieur. Outre les dessins de Jack, j’ai réalisé des portraits d’Etel (Etel Adnan, NDLR), de mes amis ainsi que des œuvres de peinture abstraite. Le travail de la terre a fait émerger dans mon esprit des personnages, notamment celui de l’homme debout, imprégnés de l’histoire antique de nos pays. Je ne savais pas que tout cela vivait en moi.

Vous étiez d’ailleurs invitée par le Louvre, le samedi 3 décembre, pour y animer une visite.

Le critique d’art et commissaire suisse Hans Ulrich Obrist a organisé des visites exceptionnelles du Louvre avec la participation d’artistes dans le cadre du programme contemporain du musée, dirigé par Donatien Grau. Invitée à prendre part à cet événement, j’ai donné une sorte de talk dans la salle des antiquités orientales, mettant en avant le fait que mon travail est imprégné de ces influences. Et il y en aura d’autres à venir, à partir d’avril 2024.

Pour revenir à l’exposition « Jack », quels autres éléments de cette époque, notamment l’atmosphère artistique et culturelle au Liban pendant les années 1970, ont-ils impacté votre travail artistique ultérieur ?

C’est vrai qu’il y avait une liberté, un semblant d’indolence mais, en même temps, nous étions très conscients des problèmes politiques qui ne se sont jamais arrêtés. On parle d’un âge d’or, mais en réalité il y a eu la guerre des Six-Jours en 1967, puis en 1969 avec l’arrivée des réfugiés palestiniens et les attaques quotidiennes contre leurs camps en 1973, et enfin en 1975 la guerre ouverte. Nous n’étions pas seulement insouciants, car ce contexte représentait une préoccupation constante, et c’est sans doute pourquoi les artistes voulaient créer, pour s’en sortir en fait. En même temps, Beyrouth était un lieu où il y avait une liberté pour tout le monde, Syriens, Irakiens, Égyptiens, etc. Il y avait 13 quotidiens alors qu’il n’y en avait qu’un à New York. C’était bouillonnant d’idées, de volonté d’écrire, de penser et de s’exprimer. Tout le monde était libre, et cette atmosphère a sans doute façonné la manière dont j’ai exprimé mon art, surtout qu’à l’époque la peinture a tout d’un coup existé au Liban. Quand j’ai commencé à peindre, il n’y avait aucune galerie, on exposait dans les hôtels, dans les vieux locaux de L’Orient-Le Jour à côté du restaurant Ajami. C’était un rêve d’exposer dans ce lieu. C’est alors que les galeries ont explosé, il y en a eu 10 tout d’un coup, en premier la Galerie One. On courait d’un vernissage à l’autre, il y en avait trois tous les jours, surtout après l’ouverture du musée Sursock. Non seulement je commençais à peindre, mais la ville entière commençait à changer. C’est cette énergie propre à Beyrouth, à ses vibrations et à sa matérialité, qui m’a propulsé. Beyrouth est une ville magique.

Qu’est-ce qui vous lie à Beyrouth, aujourd’hui ?

C’est cette magie qui continue de marcher à chaque fois qu’on y retourne. Cela dit, il reste très difficile d’aller au Liban. Il y a toujours une appréhension qui précède chacun de mes séjours là-bas. On ne peut pas se mentir, tout est problématique, tout est problème au Liban aujourd’hui. Tous mes amis, depuis l’explosion, sont profondément affectés, malades. Derrière ces façades réparées, ces rideaux remis, tout le monde est malade. Et donc, du fait qu’ils sont malades, j’ai envie de les voir. Et du fait que le pays est très malade, cela me donne envie d’aller comme me mettre à son chevet.


L'exposition se déroule dans les locaux de Ashkal Alwan à Mar Mikhaël, Beyrouth, jusqu'au 1er mars 2024, de 12h à 18h, du lundi au vendredi. 

Une série de pastels surprenants, datant de 1971, et longtemps disparus jusqu’à ce que Simone Fattal les redécouvre l’été dernier, avec Christine Tohmé (directrice fondatrice de l'association Ashkal Alwan pour les arts plastiques), au fond d’un tiroir de son atelier de Beyrouth, constitue l'objet de son exposition* dans le cadre de la 9e édition de Home Works. À cette...

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Merci Simone, cet article et ton témoignage me vont droit au coeur. Samy Kinge

Kinge Samy

10 h 59, le 15 décembre 2023

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Commentaires (1)

  • Merci Simone, cet article et ton témoignage me vont droit au coeur. Samy Kinge

    Kinge Samy

    10 h 59, le 15 décembre 2023

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