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Lifestyle - Patrimoine

La magie discrète de Tyr

Dans son livre « Twilight Cities: Lost Capitals of the Mediterranean » qui vient de paraître, l’historienne Katie Pangonis documente la gloire passée de cinq anciennes villes méditerranéennes, tout en revenant sur la grandeur historique de Tyr, une ville contemporaine qui baigne dans les ruines des civilisations passées, avec des habitants unis par leur héritage phénicien.

La magie discrète de Tyr

Le port égyptien de Tyr. Photo João Sousa

Munie de lunettes et d’un tuba, Katie Pangonis fouille le fond de la Méditerranée à la recherche de vestiges de la « ville engloutie », le second port de Tyr (Sour). C’est là qu’elle découvre certaines preuves de son existence : des monolithes de granit datant de l’époque romaine, des blocs de calcaire marquant le port phénicien désormais immergé, des fragments d’amphores et des pièces de monnaie byzantines auprès de quelques tortues frétillantes et une pieuvre timide.

« L’eau est claire, rien n’est caché, et mes yeux  vont dans tous les sens pour saisir chaque détail. C’est un rêve de glisser ainsi sur les vestiges de cette ancienne cité, comme si j’étais tombée sur les faubourgs de l’Atlantide. J’ai beaucoup lu sur ces ruines : pendant des siècles, les voyageurs ont écrit sur les vestiges de l’ancienne Tyr, à moitié submergés par des eaux scintillantes. »

C’est ce qu’écrit l’historienne britannique Pangonis dans son livre Twilight Cities: Lost Capitals of the Mediterranean, publié en juillet au Royaume-Uni. L’ouvrage retrace l’essor et la chute de cinq anciennes cités méditerranéennes : Tyr, Carthage, Syracuse, Ravenne et Antioche. Elle revient sur les gloires oubliées de ces villes, autrefois sièges de puissants empires, synonymes de richesse, commerce et puissance militaire.

Aujourd’hui, ces splendeurs ont été reléguées dans les livres d’histoire. Au fil du temps, leur grandeur a lentement décliné, au profit de villes comme Istanbul, Rome ou Jérusalem.

Dans le cas de Tyr, Pangonis cherche à comprendre comment aujourd’hui l’héritage phénicien de la ville a façonné l’identité et la politique complexes de ses habitants.

Elle embarque ses lecteurs dans les grands débuts de Tyr – ses marins dans des bateaux en bois de cèdre, leur commerce de luxueuse teinture pourpre et les multiples envahisseurs qui ont suivi –, tout en y insérant des récits contemporains d’habitants allant de pêcheurs robustes à des religieuses âgées.

L’autrice explique que c’est cette nonchalance avec laquelle « la ville porte son histoire » qui a attiré son attention. « Ce n’est pas comme si vous alliez à Athènes et que vous deviez faire la queue pendant deux heures pour être prise en charge », a-t-elle déclaré à L’Orient Today. « Tyr a quelque chose de très préservé (...) J’ai été impressionnée par les couches d’histoire très visibles et tangibles qui entourent la vieille ville, a-t-elle ajouté. Il suffit d’aller boire une bière sur la plage à la fin d’une longue journée et de regarder autour de nous pour trouver des morceaux de ruines romaines. »

Le vieux port de Tyr. Photo João Sousa

Une histoire qui intéresse le monde

Pangonis s’ajoute aux nombreux explorateurs qui ont visité Tyr. Hérodote, le célèbre géographe grec, a débarqué sur ses rives il y a plus de deux millénaires pour visiter le temple d’Hercule-Melqart, qui était alors la divinité protectrice de la ville.

Les Européens ont, eux aussi, mis la main à la pâte. Dans une anecdote, Pangonis raconte qu’en 1874, un groupe d’archéologues allemands dirigé par Johann Nepomuk Sepp, un homme politique à la retraite, recherchait avec ardeur les restes mortels de Frédéric Barberousse, le souverain du Saint Empire romain germanique, qui auraient été enterrés sous le site de la cathédrale de Tyr, aujourd’hui adjacente au cimetière musulman.

« S’ils n’ont pas réussi à les trouver, ils ont tout de même réussi à retourner une grande partie du site archéologique et y semer un grand désordre, notamment en endommageant les vestiges de la cathédrale. Sepp a été un mauvais homme d’État et un mauvais archéologue », écrit Pangonis, qui partage son temps entre la France, le Liban et le Royaume-Uni. S’exprimant depuis la France, elle fait valoir que l’archéologie « peut être parfois l’expression du colonialisme », qui a été « très largement menée au Liban par les Français et les Allemands », constatant qu’une grande partie de l’histoire de Tyr a été écrite en français et en allemand plutôt qu’en arabe.

En 2018, le temple de Melqart est à nouveau passé sous la truelle. Cette fois, écrit-elle, une équipe d’archéologues des universités de Barcelone et de Varsovie retenait son souffle, mais pas sous l’eau !

En effet, ces fouilles complexes près des ruines de la cathédrale de l’époque des croisades ont permis une découverte inattendue. Les chercheurs n’ont pas trouvé les caractéristiques typiques d’un temple romain, mais des « éléments étranges dans l’architecture » qui les ont amenés à penser qu’il pourrait s’agir du temple phénicien de Melqart.

Leur recherche a fait la une des journaux internationaux à l’époque et a rappelé au public l’importance constante de Tyr en tant que site archéologique.

Le complexe phénicien

Tyr était au centre d’une des plus anciennes civilisations du monde, fondée vers 2750 av. J.-⁠C., bien avant Carthage, colonie phénicienne de l’actuelle Tunisie (815 av. J.-⁠C.), et même Rome (753 av. J.-⁠C.).

Les marins, commerçants et artisans qui ont forgé la réputation de la ville en tant que port puissant et prospère pendant des siècles et qui, à leur insu, ont été appelés « Phéniciens », y ont laissé un profond héritage.

Scène de la vie quotidienne à Tyr aujourd’hui. Photo João Sousa

Cet héritage se retrouve dans l’identité contemporaine complexe de la ville. Pangonis ne manque pas de relever les paradoxes de Sour : une ville à majorité chiite, avec des partisans d’Amal et du Hezbollah, une ancienne minorité chrétienne et, en toile de fond, les forces de maintien de la paix de l’ONU. L’historienne découvre que les habitants de la ville, quelle que soit leur appartenance, sont attachés à un même héritage. C’est le cas de Bachir, avec qui elle s’est liée d’amitié. « Nous sommes des Phéniciens, lui dit-il lors d’une discussion sur la mer. C’est dans notre sang, dans notre ADN. »

Le lien personnel que certains ressentent à l’égard des Phéniciens n’est pas sans fondement. Pangonis évoque une étude ADN réalisée en 2005 par le généticien Pierre Zalloua de l’Université américano-libanaise et le magazine National Geographic qui cherchait à prouver l’existence d’un certain gène du chromosome Y (mâle) transmis par les ancêtres des Phéniciens.

Les résultats sont surprenants. Quelque 30 % des hommes échantillonnés à Tyr possédaient ce gène phénicien, alors qu’on le trouvait chez 6 % des hommes dans l’ensemble du bassin méditerranéen. « Il n’y a pas de modèle distinct qui montre qu’une communauté porte beaucoup plus de gènes phéniciens qu’une autre », avait dit Zalloua à l’époque.

Au Liban, l’identification phénicienne est devenue controversée au cours des dernières décennies. Elle a été utilisée comme un outil politique pour distinguer les chrétiens des musulmans, ce qui, comme le note Pangonis, a pris un terrible visage pendant la guerre civile (1975-1990).

Paradoxalement, c’est au cours de cette guerre civile qu’une coexistence a vu le jour, comme l’ont signalé à l’autrice les religieuses les plus âgées du couvent Saint-Joseph de l’Apparition. Elles ont raconté comment, lorsque le conflit sectaire dans la ville a conduit les membres de la communauté chiite à boycotter une boutique de glaces appartenant à des chrétiens, le chef religieux chiite Moussa Sadr a désamorcé les tensions en invitant ses partisans à se joindre à lui pour manger une glace dans ce même magasin.


Une ville préservée, ce qui fait encore son charme. Photo João Sousa

Formidable

Tyr n’est pas l’un des sites archéologiques les plus visités du Liban. Les touristes lui préfèrent Baalbeck ou Byblos, bien que le site d’al-Mina et l’hippodrome romain, tous deux classés au patrimoine mondial de l’Unesco, revêtent une importance majeure pour les historiens et les voyageurs.

Comme Pangonis a cherché à le documenter, il existe une multitude d’autres trésors qui prennent la poussière dans des parcelles envahies par la végétation ou qui abritent la vie marine, attendant l’arrivée d’explorateurs enthousiastes. Selon elle, ce sont les caractéristiques de la ville d’aujourd’hui et l’attitude désintéressée à l’égard de sa gloire passée qui lui confèrent une telle résonance.

« Cette ville était autrefois l’une des grandes métropoles de la Méditerranée, l’une des villes importantes de l’Antiquité, mentionnée dans la Bible pour ses richesses, sa grandeur, sa sophistication, souligne-t-elle. Et maintenant, tout cela est érodé. Vous pouvez le constater de vos propres yeux, et personne n’en bénéficie. (La grandeur passée) est simplement là, faisant partie du tissu et de l’identité de la ville d’une manière très discrète. C’est ce qui fait la magie de Tyr. »

*Ce texte est paru en anglais dans L’Orient Today du 23 août

Munie de lunettes et d’un tuba, Katie Pangonis fouille le fond de la Méditerranée à la recherche de vestiges de la « ville engloutie », le second port de Tyr (Sour). C’est là qu’elle découvre certaines preuves de son existence : des monolithes de granit datant de l’époque romaine, des blocs de calcaire marquant le port phénicien désormais immergé, des...

commentaires (7)

Je pense que la phrase « archéologie peut être parfois l’expression du colonialisme » est pour dire que parfois des methodes doutables des archeologues endommagent les sites archeologiques. Il y a aussi des exemples en Egypte ou des archeologues en recherche pour des trésors d'une époque spécifique, détruisent les batiments qui sont construits en haut des endroits. Par exemple des églises coptes ou des sites islamiques ont parfois été détruits pour fouille des vestiges en bas. Ce problème est très grand au Liban où il n'y a pas beaucoup d'espace ...

Stes David

08 h 20, le 28 août 2023

Tous les commentaires

Commentaires (7)

  • Je pense que la phrase « archéologie peut être parfois l’expression du colonialisme » est pour dire que parfois des methodes doutables des archeologues endommagent les sites archeologiques. Il y a aussi des exemples en Egypte ou des archeologues en recherche pour des trésors d'une époque spécifique, détruisent les batiments qui sont construits en haut des endroits. Par exemple des églises coptes ou des sites islamiques ont parfois été détruits pour fouille des vestiges en bas. Ce problème est très grand au Liban où il n'y a pas beaucoup d'espace ...

    Stes David

    08 h 20, le 28 août 2023

  • Pour l’information de Mme Pangonis, l’emplacement de la cathédrale n’a rien à voir avec le Temple de Melqart, qui lui se situait au Sud du Port Egyptien, sur sa propre île complètement engloutie après le tsunami de 551. Certains vestiges et éléments de la cathédrale (comme les colonnes aux formes très originales) proviennent probablement du Temple.

    Mago1

    18 h 54, le 27 août 2023

  • Madame Panogis, merci au ‘colonialisme’ (le Liban n’a jamais été une colonie) sans lequel les libanais seraient encore ignorants de leur propre passé- en attendant l’arrivée de l’archéologie ‘arabe’. Si tant est que cette dernière existe, elle ne s’intéresse à l’histoire qu’à partir de l’an 622, pour des raisons connues…

    Mago1

    18 h 40, le 27 août 2023

  • Au bout du compte, l’héritage phénicien est naturellement recueilli par ceux qui s’y identifient. Pour une raison ou pour une autre, cet héritage est ignoré, voire tourné en dérision par une très grande partie, sinon la majorité des libanais. Quelque soit l’ADN que l’on porte, comment être vraiment d’ici si l’on renie son propre passé?

    Mago1

    18 h 22, le 27 août 2023

  • C'est un fait notoire, avec la proximité immédiate des camps palestiniens (mais pas seulement), la nécropole de Tyr a fait l'objet - et contine à le faire - de prélèvements illégaux d'objets archéologiques de toutes tailles et de toutes formes. Quand on visite d'un oeil attentif le site en 2023, il n'y a clairement plus rien "à prendre". Tout ce qui pouvait l'être l'a été. Le site a été comme vidé de sa substance. Il ne reste plus que le gros-oeuvre (bâti, colonnades et stèles). Dans les années 1990-2000, il regorgeait pourtant encore d'artefacts de grande valeur que nos yeux stupéfaits pouvaient découvrir à chaque pas. C'est terriblement triste. Ces trésors ne nous reviendront plus. Ils sont perdus à jamais. Encore une fois, la résultante d'un État faible et affairiste, en perte totale de sens et de valeurs.

    Ca va mieux en le disant

    12 h 18, le 27 août 2023

  • Tyr est "envahie"auj ....

    Marie Claude

    07 h 34, le 27 août 2023

  • Certes, Tyr a du charme, mais sa visite est devenue compliquée. Par ailleurs, le site de l'hippodrome ne fait pas l'objet d'une attention et de soins suffisants.

    IBN KHALDOUN

    11 h 55, le 26 août 2023

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