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Monde - Russie

L'Eglise dépouille les musées, avec la bénédiction du Kremlin

Les experts de l'art dénoncent une démarche politique mettant en péril l'avenir de pièces aussi précieuses que fragiles.

Des personnes visitent le musée des icônes russes à Moscou le 23 mai 2023. Photo Kirill Kudryavtsev/AFP

Ces dernières semaines, les deux principaux musées russes ont annoncé céder deux de leurs artefacts les plus célèbres à l'Eglise, signe de son influence croissante auprès du Kremlin qui compte sur son appui en plein conflit en Ukraine. Si le transfert de ces trésors nationaux à l'Eglise contente les croyants, les experts de l'art dénoncent une démarche politique mettant en péril l'avenir de pièces aussi précieuses que fragiles.

Le choc arrive mi-mai lorsque le Patriarcat annonce la décision du président Vladimir Poutine de lui céder par décret l'icône de La Trinité d'Andreï Roublev, véritable emblème national datant du XVe siècle. La plus mystérieuse des icônes russes, dont l'harmonie parfaite attire les foules depuis un siècle à la galerie Tretiakov de Moscou, doit être exposée à partir du 4 juin dans la Cathédrale du Christ-Sauveur, près du Kremlin.

Une femme passe derrière l'icône de la Trinité d'Andreï Roublev à la galerie d'art Tretiakov à Moscou, mai 2007. Photo d'archives AFP

La peinture doit ensuite rejoindre son monastère d'origine de la Trinité-Saint-Serge à Seguiïev Possad, le "Vatican russe" situé à 70 km de Moscou. Presque au même moment, le célèbre musée de l'Ermitage à Saint-Pétersbourg (nord-ouest) annonce céder le tombeau du prince Alexandre Nevski, véritable héros national ayant vécu au XIIIe siècle, au monastère qui l'abritait avant la révolution bolchévique. "En ce moment géopolitique (...), la valeur sacrale du monument est plus importante que sa valeur artistique", justifie le directeur de l'Ermitage, Mikhaïl Piotrovski.

"Socle" national

Ces dons présidentiels s'inscrivent dans le contexte de l'offensive de Moscou en Ukraine, activement soutenue par le chef de l'Eglise orthodoxe russe, le patriarche Kirill, un allié de M. Poutine. En transférant ces reliques à l'Eglise, le président "veut rendre à la Russie son socle", déclare à l'AFP Léonid Kalinine, jusqu'à récemment chargé de l'art religieux au Patriarcat. Comme il y a plusieurs siècles, les symboles religieux font en effet pleinement partie du conflit.

En avril, lors d'un déplacement dans une région du sud de l'Ukraine occupée par les Russes, M. Poutine offre aux soldats la copie d'une icône dont l'original est expédié dans une église dédiée aux forces armées. Dans ce contexte, La Trinité de Roublev, avec ses trois anges assis à une table autour d'une coupe commune, devient un symbole de l'unité du pays. "Contempler La Trinité de Roublev aidait les princes russes à surmonter la discorde du monde", explique à l'AFP Lev Lifshits, 80 ans, auteur de nombreux ouvrages sur l'art russe ancien. En juillet dernier, cette icône avait déjà été exposée pendant trois jours au monastère de la Trinité-Saint-Serge.

Alliance Kremlin-Eglise

Mais face aux défenseurs de l'art, l'Eglise peut compter sur un atout maître: Vladimir Poutine, qui compte sur l'aide du Patriarcat pour rallier la population en plein conflit avec Kiev. L'alliance entre le Kremlin et l'Eglise en temps de troubles n'est pas nouvelle: en 1943, malgré l'athéisme officiel, Staline "réhabilite le clergé orthodoxe et rouvre 10.000 églises" en URSS, relève M. Kalinine.

Le président russe Vladimir Poutine assiste à la liturgie de Noël à la cathédrale de la Transfiguration à Saint-Pétersbourg, le 7 janvier 2020. Photo d'archives AFP

Selon une légende très répandue en Russie, Staline aurait même fait survoler Moscou par un avion transportant une icône miraculeuse, pour unir la nation en guerre contre l'Allemagne nazie. Dans ce contexte, pour M. Lifshits, le transfert de La Trinité de Roublev à l'Eglise est "politique". "Cette décision du Kremlin signifie que la situation politique y est perçue comme extrêmement sérieuse", renchérit le politologue russe Guéorgui Bovt.

"Toujours pas de victoire (sur l'Ukraine), l'armée n'est pas de taille, il ne reste plus à Poutine que demander à Dieu de l'aider", comme les souverains d'antan, résume-t-il pour l'AFP.

"Risque" pour les œuvres

Mais les experts de l'art s'alarment avant tout du danger qui pèse sur les oeuvres transférées à l'Eglise, où les conditions de conservation seront moins professionnelles. Le transfert de La Trinité de Roublev "risque de la détruire", prévient M. Lifshits. Après l'exposition de l'icône au monastère en juillet, les experts avaient relevé 61 signes de détérioration, malgré la capsule de protection.

Si elle quitte de nouveau son musée, "la prochaine génération ne la verra plus dans son aspect actuel", explique à l'AFP l'experte Lilia Evseeva du Musée des Icônes à Moscou. La restitution de cet artefact à l'Eglise provoque une mobilisation de l'Académie russe des Sciences: la semaine dernière, une vingtaine de savants ont dénoncé son "état désastreux" rendant "impossible et inadmissible" tout son déplacement.

Signe de la crispation qui entoure ce débat, le prêtre Léonid Kalinine a été brutalement écarté de ses fonctions la semaine dernière, après avoir suggéré d'exposer une copie de La Trinité dans la cathédrale, en attendant qu'une capsule de protection performante soit créée.

Ces dernières semaines, les deux principaux musées russes ont annoncé céder deux de leurs artefacts les plus célèbres à l'Eglise, signe de son influence croissante auprès du Kremlin qui compte sur son appui en plein conflit en Ukraine. Si le transfert de ces trésors nationaux à l'Eglise contente les croyants, les experts de l'art dénoncent une démarche politique mettant en péril...

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