
Très peu de plages publiques subsistent encore au Liban, ici Batroun. Photo Tanya Traboulsi
Il y a des enfants de la montagne et des enfants de la mer. Chacun ses souvenirs, ses premiers émois, ses premières blessures. D’un lieu à l’autre, ce sont les mêmes histoires que l’on se raconte. Apprendre à nager ou grimper, escalader ou plonger, construire un château de sable ou une cabane. Pour ma part, je suis un enfant de la mer. La montagne, je n’y comprends rien même si à la lecture des livres de Paolo Cognetti, Philippe Claudel ou Erri de Luca, j’ai reconnu dans leurs mots le même amour pour les sommets que je porte à l’infini de l’horizon marin.
Ma mer commençait à Madfoun, « la porte du Liban-Nord ». À la frontière. Tous les étés, mes parents quittaient Paris pour rentrer se réfugier deux mois dans le village de ma mère, à Kfar Abida, devenu avec le temps mon village. Une côte rocheuse où quelques plages de galets blancs s’offrent à nous. Dans les années quatre-vingt-dix, pour y parvenir, il fallait s’arrêter à un checkpoint syrien. Je me souviens qu’une fois le barrage passé et la vitre refermée, mon père insultait Hafez el-Assad de tous les noms. Il avait raison.
Je parle d’une époque où personne ne connaissait Batroun et ses environs. Seuls les villageois et quelques amis beyrouthins ou tripolitains fréquentaient ces lieux. Il existait déjà des chalets construits sans aucune autorisation, mais on pouvait encore les compter sur les doigts d’une main. L’homme ne peut s’empêcher de gâcher ce qu’on lui offre et ce bout de terre, ce paradis, devrais-je écrire, avait subi ses premières attaques. L’une d’entre d’elles a été notre propension à retirer les oursins des rochers pour notre seul plaisir de les manger dans l’eau sur des planches de natation qui nous servaient de tables improvisées. Moments heureux que nous ne répéterons pas avec nos enfants. Des oursins, il n’y en a plus même si certains essaient tant bien que mal de les faire réapparaître.
Les années sont passées, Kfar Abida et la région entière de Batroun sont devenus à la mode. Il faut se méfier de la mode. Même si elle apporte parfois élégance et savoir-faire, elle a tendance aussi à gâcher tout sur son passage. Cette mode n’a pas raté. Je n’ai pas soixante-dix ans, mais seulement trente-quatre et, pourtant, je ne reconnais plus ce bord de mer que j’ai photographié en long, en large et en travers il y a six ans. Pour les générations antérieures, c’est bien pire. Ils se sentent exilés chez eux. Les larmes montent toujours aux yeux des vieux pêcheurs lorsqu’ils me décrivent ce littoral vierge qu’ils ont perdu. On peste alors contre l’arrivée des « touristes », le nombre exponentiel de restaurants qui se sont ouverts, l’impossibilité de trouver une place de voiture, mais c’est idiot. Que d’autres Libanais aient découvert les joies de cet eden devrait nous ravir même si le calme qu’il offrait autrefois était un privilège qui nous manquera à jamais.
Notre préoccupation – justifiée – pour cet attrait soudain à l’égard de cette région concerne le nombre de constructions « illégales » qui voient le jour (j’ajoute des guillemets à « illégales », car ces constructions sont « légales », mais une légalité à coup de pistons, ne serait-ce pas de l’illégalité?). On ne dénombre plus les villas, les mini-resorts, les hôtels balnéaires bâtis sur la rive sans respecter les règles. Faute déjà d’obstruer la vue de la mer, ils rasent souvent le peu de plages publiques restantes. Pire encore, les complexes privés interdisent parfois même l’accès aux enfants. Pauvre Liban qui d’une part sacralise l’importance de la famille et de l’autre interdit à ses membres les plus imminents l’accès à l’une des dernières joies restantes qu’offre ce pays : la baignade. Ces promoteurs, ces propriétaires ne détruisent pas seulement la mer et la liberté qu’elle offre, ils brisent aussi nos enfances, les enfances passées et celles à venir.
Écrivain, journaliste, photographe et commissaire d’exposition, Sabyl Ghoussoub a reçu le prix Goncourt des lycéens pour son livre « Beyrouth-sur-Seine », aux éditions Stock. Il a publié auparavant deux autres romans aux éditions de l’Antilope : « Le Nez juif » et « Beyrouth entre parenthèses ».
Il y a des enfants de la montagne et des enfants de la mer. Chacun ses souvenirs, ses premiers émois, ses premières blessures. D’un lieu à l’autre, ce sont les mêmes histoires que l’on se raconte. Apprendre à nager ou grimper, escalader ou plonger, construire un château de sable ou une cabane. Pour ma part, je suis un enfant de la mer. La montagne, je n’y comprends rien même si à...
commentaires (6)
Comment imaginer une seconde qu'un pays se débattant dans de telles turpitudes puisse un seul instant s'intéresser au sort de ses plages publiques et à leur bétonnage en règle. Il n'y a rien à esperer de ce côté là. Profitons juste du peu de temps qui nous reste pour fouler leur sable de nos pieds nus et en sentir la tièdeur matinale. Bientôt, nous ne sentirons plus rien.
Gloups
21 h 03, le 18 mai 2023