Hommages

Celui à qui je dois mon amour du Liban

e l’ai vu affaibli, ces derniers mois. Mais quand on a échappé – de justesse – à la mort, par trois fois pendant la guerre civile, et encore le 4 août 2020 – pour avoir renoncé à la sieste d’avant dîner dans le lit sur lequel une lourde fenêtre vitrée s’est écroulée – peut-on vraiment mourir ? J’avais fini par croire que non.

Lucien George, je l’ai lu avant de le connaître. Et j’ai entendu parler de lui au Monde, comme « le seul correspondant du journal qui ait la nationalité du pays dont il couvre l’actualité ».

Et puis, un jour de la fin des années 1990 est arrivé dans mon bureau un homme à la barbe blanche. Un seigneur sorti des contes orientaux de mon enfance. Habillé avec raffinement. Lucien. Il voulait savoir si Le Monde des livres accepterait de réaliser un cahier spécial pour le Salon du livre francophone de Beyrouth. La réponse ne faisait pas de doute.

Et c’est ainsi que j’ai reçu, quelque temps plus tard, un billet d’avion pour Beyrouth, où je n’étais jamais allée.

À l’aéroport, attendaient Lucien et… la Jaguar. Un objet de collection. Direction l’hôtel Albergo. Endroit merveilleux. Je ne savais pas alors que jusqu’aux années Covid, j’allais revenir au moins une fois par an à Beyrouth, et cette fois dans la maison de Lucien, où je me sentirais « comme chez moi ». En mieux.

La maison de Lucien… On l’avait cru un peu fou quand il l’avait achetée, à Achrafieh, en disant « je sens que la guerre va finir ». La maison, semblable à Lucien. Raffinement intérieur absolu. Rien au hasard, tout choisi avec soin. Le mobilier comme la vaisselle. Et dans le jardin, le vieil olivier protecteur.

Certaines personnes m’avaient prévenue : « Beyrouth a été un paradis. Mais il y a eu la guerre. Ce n’est plus ça. » Pourtant, cette ville blessée, portant en effet trace des violences, j’en suis tombée amoureuse immédiatement. Et je l’ai arpentée en tous sens… Gemmayzeh, Bourj Hammoud, les magasins, les musées, les cafés… Et même le centre-ville dont on a critiqué la reconstruction.

Mais Lucien voulait me faire découvrir le Liban tout entier. Me faire sentir l’énergie, peu commune, d’un pays dont tout le monde veut la mort, et qui résiste. Comment ne pas aimer ces lieux avec un guide qui en chérit chaque petite route, chaque crique, chaque cèdre ? Combien de fois à Baalbek ? À mon restaurant de poisson favori à Jounieh ? À Byblos ? Au si séduisant palais de Beiteddine ? Et au souk de Tripoli ? Une année, apprenant que j’allais le lendemain à Tripoli avec Lucien, des amis me disent : « Non, pas cette année, trop dangereux. » Lucien me répond : « Depuis quand écoutes-tu les peureux ? » J’ai fait ma provision annuelle de parfums.

À mon premier séjour, Lucien m’avait donné rendez-vous pour un petit déjeuner à 8h30. Sa maison est à quelques minutes de l’Albergo. J’ai sonné, comme prévu, à 8h30. J’ai sorti Lucien du lit. Ébouriffé, encore presque endormi. J’étais embarrassée, mais il était bien 8h30. « Oui, mais pas à l’heure libanaise. » Dont acte. Quelques années plus tard, je suis à Beyrouth et prends un verre avec un ami. Ce soir-là, il y a un dîner chez Lucien – un de ses délicieux dîners où j’ai rencontré ceux qui sont aussi devenus mes amis libanais – à 20h30. À 21h15, je reçois un coup de téléphone de Lucien : « Mais enfin, tu as vu l’heure ? – Oui, mais je suis à l’heure libanaise. »

Je ne vais pas faire ici un guide touristique de tout ce que m’a montré Lucien, ni décrire les vêtements et les objets achetés sur ses conseils chez les artisans. Juste dire quel homme de goût il était. J’aimais son amour des tissus recherchés, des objets, des meubles, sa passion pour la période Art déco. Son sens absolu de l’amitié. Son élégance d’esprit et de manières.

À Beyrouth, à Paris, au restaurant, en voiture, en marchant, ou dans de longs coups de téléphone, il y avait un sujet sur lequel Lucien était intarissable : le Liban. Son histoire, sa politique, son présent, son avenir. Il n’était pas tendre avec certains hommes politiques, ni avec le voisin syrien, mais avait quelques véritables admirations, ceux qui ont eu la chance de le connaître savent ce qu’il en est. Jamais désespéré d’une situation désespérante, même si, de plus en plus, depuis le 4 août 2020, il disait : « Je ne vois pas la solution. »

Lucien s’est absenté avant qu’on entrevoie, sinon la solution, du moins une solution.

J’aime passionnément Beyrouth. Ai-je envie d’y revenir sans Lucien ? Aujourd’hui, je ne sais pas.


e l’ai vu affaibli, ces derniers mois. Mais quand on a échappé – de justesse – à la mort, par trois fois pendant la guerre civile, et encore le 4 août 2020 – pour avoir renoncé à la sieste d’avant dîner dans le lit sur lequel une lourde fenêtre vitrée s’est écroulée – peut-on vraiment mourir ? J’avais fini par croire que non.Lucien George, je...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut