Le point de vue de...

La tradition parle de l'avenir autant que du passé

À l'occasion de l'entrée de Mario Vargas Llosa à l'Académie française, l'écrivain et académicien Daniel Rondeau a prononcé un discours remarquable dont nous reproduisons ici la première partie.

La tradition parle de l'avenir autant que du passé

D.R.

C’est une grande joie, cher Mario Vargas Llosa, de vous accueillir dans cette illustre maison, créée en 1635 par le cardinal de Richelieu. Près de quatre siècles nous séparent d’un temps qui fut celui de notre fondation. Nous vivons aujourd’hui une époque de désordre accéléré et général. Nous vivons avec ce désordre, il fait partie de notre quotidien. Nous nous réveillons chaque matin dans un monde qui semble avoir perdu ses boussoles, et nous endormons chaque soir sous un ciel rempli de constellations mouvantes.

Dans ce mouvement incessant, la vérité paraît sans doute plus énigmatique que jamais, d’autant que nous avons une conscience très vive qu’il n’y a guère d’institutions ou de principes qui ne soient sujets à retouche ou à interrogation. Nous voyons le monde que nous avons inventé et équipé se défaire sous nos yeux. Il nous arrive maintenant de craindre la complexité dangereuse d’un système que nous avons cuirassé d’ogives nucléaires, de satellites espions, de réseaux planétaires de micros et de caméras, alors que des drones de guerre labourent notre espace et nos océans.

Dans cet univers instable, qui doute, qui s’inquiète, autant qu’il s’emporte et rugit, traversé par de puissantes énergies individuelles, parfois détachées de toutes considérations collectives, mais aussi par des ambitions impériales renouvelées, plus ou moins déguisées, notre patrie littéraire, nos vieux pays européens et leurs institutions, chargés de liberté et de malheurs, de richesse et d’esprit, peuvent nous apparaître parfois comme des Titanic lancés sur une mer démontée, entre des blocs de glace détachés de la calotte glaciaire par le réchauffement climatique.

Nous savons tous qu’une civilisation peut être aussi fragile que la vie. Gustave Flaubert, votre cher Flaubert, à qui vous venez une nouvelle fois de rendre hommage, nous laisse entrevoir dans Salammbô la nature profonde du passé, plein de « la succession des âges et des patries oubliées ». Salammbô n’est pas seulement un chef-d’œuvre écrit par un génie qui avait l’amour des religions et des peuples disparus, c’est une fiction qui dans son mystère même interroge notre temps. Le destin de Carthage, sa force et ses faiblesses, son absence de génie politique, son esprit mercantile et étroit, sa passion de l’or et du profit, sa disparition même, cette guerre des mercenaires détachée de toute fatalité historique, résonnent étrangement en notre temps de métamorphoses où les Européens amputés de cette part d’espérance qui avait participé à la fondation de notre continent, semblent hésiter sur leur destin.

Nous ne sommes pas les premiers à affronter l’incertitude. Les chemins de l’Histoire, cette merveilleuse et effrayante boîte à surprises, sont pavés de chausse-trappes. Nos aînés ont traversé des révolutions et des guerres. Si nous marchons sur des sables mouvants, n’oublions pas que nos prédécesseurs ont marché sur des gouffres. L’Académie n’a pas été épargnée par ces tempêtes, depuis sa création en 1635, mais elle reste un point fixe, une anomalie miraculeuse dans la panoplie de nos institutions. L’Académie demeure envers et contre tout le tabernacle de notre langue. C’est sous la coupole de l’Académie que les écrivains français se passent le flambeau des mots depuis bientôt quatre siècles et c’est ici que nous parlons de ceux que nous aimons et que nous admirons.

Ce flambeau qui enjambe les siècles, avec son cortège de souvenirs, de rites, de témoignages sur notre passé intellectuel, sur le programme de ce que furent nos rêves, ce flambeau éclaire une tradition. Cette tradition nous est nécessaire. Elle parle de l’avenir autant que du passé. Sans elle, nous ne serions que des fantômes ou des orphelins. Jean d’Ormesson avait évoqué la splendeur de cette tradition le jour où il avait reçu Marguerite Yourcenar sous la Coupole, le jeudi 22 janvier 1983, c’est-à-dire, presque jour pour jour, il y a quarante ans : « La plus haute tâche de la tradition, disait-il, est de rendre au progrès la politesse qu’elle lui doit et de permettre au progrès de surgir de la tradition. » Rendre au progrès, ou plus simplement au présent, sa politesse, c’est ne fermer la porte ni à la vie ni à ses promesses. Cette porte ouverte, c’est l’un des moyens dont nous disposons pour construire l’avenir.

C’est une grande joie, cher Mario Vargas Llosa, de vous accueillir dans cette illustre maison, créée en 1635 par le cardinal de Richelieu. Près de quatre siècles nous séparent d’un temps qui fut celui de notre fondation. Nous vivons aujourd’hui une époque de désordre accéléré et général. Nous vivons avec ce désordre, il fait partie de notre quotidien. Nous nous réveillons...

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