Les comptes Instagram sur le passé du Liban se sont multipliés ces dernières années, et plus précisément sur ce que l’on qualifie d’âge d’or, cette période d’avant-guerre qui inspire encore tant de nostalgie. Parmi tous les clichés sépia représentant de belles baigneuses et des manoirs de l’époque ottomane, un compte se distingue, fort de ses recherches approfondies et de ses trésors d’archives originales. Baptisé Lebanese Fashion History, il embarque le lecteur dans un riche et curieux labyrinthe, allant des couvertures de magazines vintage de la top model libanaise Mona Yammine Ross, se prélassant sur une balancelle dans la maison de l’architecte d’intérieur Sami el-Khazen (qui avait fait l’objet d’un article dans Architectural Digest en 1974), à un reportage et des images d’archives sur l’essor de la sériciculture au Mont-Liban au XIXe siècle qui a mené à une révolution sociale, les femmes ayant acquis une plus grande autonomie grâce à la culture salariale. Pour finir par des images envoûtantes des coulisses d’une jeune Haïfa Wehbé lors de l’une de ses premières apparitions à la télévision dans la vidéo de Assi el-Hellani pour sa chanson d’inspiration bédouine de 1985, Ya mema.
Un couturier-avocat « obsédé » par l’histoire de la mode
Joe Challita se souvient exactement de ce qui l’a poussé à abandonner une brillante carrière de créateur de mode et de costumier pour consacrer « chaque instant » de sa vie à dénicher des anecdotes et des photographies, à interviewer des légendes et des Libanais ordinaires qui ont une histoire à raconter. À fouiller enfin dans les archives disponibles pour découvrir les sagas vestimentaires du Liban. Son intérêt pour la mode remonte à de nombreuses années. Enfant, il grandit dans une famille libano-australienne entre le Liban et Wollongong, et dessine déjà des modèles, inspiré par sa mère qui a toujours conçu ses propres vêtements. Elle emmenait son fils avec elle acheter des tissus puis chez le tailleur, où, admiratif, il assistait aux essayages. Après avoir décroché son diplôme d’avocat, il décide de concrétiser son rêve de toujours : devenir créateur de mode. Finalement, son rêve se réalise.
Non seulement Joe Challita lance sa propre marque en 2009 à Beyrouth, mais il participe également au concours télévisé Mission Fashion, où il se qualifie pour une formation auprès du célèbre créateur libanais Élie Saab. Sa carrière est lancée. On lui demande d’habiller la présentatrice de The Voice Egypt et de créer des tenues pour des célébrités australiennes lors d’événements sur les tapis rouges. Il conçoit la garde-robe de la célébrité britannique Myleene Klass pendant trois ans, collabore avec la soprano libanaise Hiba Tawaji, notamment pour son concert d’ouverture du Festival international de Batroun en 2014, et anime un segment de mode dans l’émission Bi Beirut sur la chaîne LBCI. Rentré au Liban en 2011 et alors que sa carrière était lancée, la crise économique et la double explosion au port de Beyrouth, le 4 août 2020, l’obligent à repartir. Il installe sa famille aux Émirats arabes unis, d’où il « commence à observer le Liban à travers le prisme du regard d’un étranger ». « Bien que j’aie toujours eu la curiosité de me plonger dans mes racines et mon patrimoine, et que l’histoire de la mode libanaise a toujours été dans un coin de ma tête, je n’ai jamais rien fait à ce sujet lorsque je vivais au Liban. Sans doute, justement, parce que j’étais au Liban », explique Joe Challita à L’Orient Today depuis son appartement de Dubaï.
Une culpabilité utile
Il ne regrette pas son choix. « Je devais le faire pour et à cause de mes enfants, avoue-t-il, alors qu’il s’est vite retrouvé submergé par la culpabilité. J’avais presque l’impression d’avoir trahi mon pays en partant. » « En même temps, dit-il, j’étais tellement fier de mes compatriotes. Tous les efforts des jeunes pour aider les personnes dans le besoin m’ont poussé à voir ce que je pouvais faire à mon tour. » C’est ainsi qu’il décide de sensibiliser les gens en documentant et en archivant le passé du pays. L’absence de véritables musées de la mode et de costumes historiques de qualité l’incite à revenir à sa passion pour les costumes. Il approfondit ses connaissances et se transforme en créateur de tenues libanaises historiques pour une future exposition. « Ma passion, qui s’est transformée en obsession, est devenue un emploi à temps plein », déclare-t-il. Elle a également été le catalyseur de sa page Instagram. « Ma page n’a rien à voir avec la nostalgie. Elle a pour but d’informer et de mettre en lumière les figures-clés qui ont joué un rôle important dans notre histoire en plaçant le Liban sur la carte mondiale », explique-t-il.
Au-delà des paillettes et du glamour
La page Lebanese Fashion History est également une ode à l’artisanat et à l’histoire des textiles. Nombre de ces superbes photos qui y sont publiées apparaissent comme autant de leçons sur les multiples facettes de l’histoire récente et ancienne du Liban et de son artisanat. Ainsi, une photo du couronnement de la reine Elizabeth II, pour lequel « elle s’est adressée à son créateur de confiance Norman Hartnell afin de créer ce qui est sans doute la robe la plus importante de son règne », est accompagnée d’une courte légende sur le pourpre phénicien, une teinte mise au point par les Phéniciens de Tyr aux alentours du XVIe siècle avant J.-C. à partir des escargots de mer.
« Un cadeau de Tyr au monde entier », plaisante Joe Challita. Alors, avec ce projet qui le passionne et occupe la majeure partie de son temps entre amour et obsession, et qui l’oblige à se rendre souvent au Liban pour fouiller dans les archives et interviewer des gens, écrire sur la mode, s’inspirer de cette muse appelée Liban et créer, ne lui manque-t-il pas ? « Le travail au Liban pendant la crise était difficile pour tout le monde, répond-il en soupirant. Pas par manque d’intérêt, mais les gens n’ont tout simplement pas d’argent à dépenser pour des produits de luxe, comme la couture qui est mon domaine. » Ne voulant pas compromettre la qualité de son travail en utilisant, par exemple, des tissus moins chers, il poursuit : « J’ai toujours été fier d’utiliser des soies 100 % naturelles. J’ai travaillé à très petite échelle, mais de manière exclusive, préférant la méthode à l’ancienne, exécuter une pièce faite par l’artiste lui-même plutôt que par un tailleur. C’est un vêtement sur mesure. Et je n’étais pas prêt à faire des concessions sur mes principes. » « M’installer à Dubaï à mes quarante ans ressemble à un nouveau départ pour moi », confie également Joe Challita. Le moment idéal pour lui de passer à la vitesse supérieure et de donner à son tour. « Aussi cliché que cela puisse paraître, j’ai l’impression de faire quelque chose pour mon pays. Et personne ne le comprendra, à moins de faire partie de la diaspora. »
Des placards explosés
La question que l’on pose le plus souvent à Joe Challita est : « Avez-vous des robes de tel ou tel créateur ? » La réponse est généralement la même : « Soit un placard a été détruit par un bombardement, soit ils ont été volés pendant la guerre. » « C’est toujours la même rengaine, même avec Miss Univers 1971 Georgina Rizk. » Lors d’une rencontre avec elle l’été dernier, celle-ci lui a également répondu que son placard avait été soufflé, et que la plupart de ses robes et photos de l’époque de Miss Univers étaient définitivement perdues. De même, « j’entendais les gens dire que Brigitte Bardot était venue au Liban. C’est génial. Où est-elle allée, qu’a-t-elle fait, qu’a-t-elle mangé, qui a-t-elle rencontré ? Où sont les images ? Montrez-moi ! » Comme il ne trouvait aucune de ces informations, il s’est donné pour mission de répondre à ses propres questions. Pour satisfaire sa curiosité, mais aussi pour la postérité. « J’ai réussi à trouver des images de cette visite sur un compte Instagram français mettant en avant les lunettes de soleil qu’elle portait, et je les ai partagées sur mon compte. Les gens en sont devenus fous ! » Pour lui, la partie préférée du processus est de « reconstituer le puzzle. C’est un travail d’investigation et ça devient addictif ». Cependant, il ne manque pas de souligner qu’il s’agit d’un effort collectif. « Je ne pourrais pas faire cela sans la gentillesse et l’enthousiasme des autres, la confiance inconditionnelle qu’ils ont en moi. Certaines familles me remettent toutes leurs archives familiales pour que je les numérise... »
De créateur à historien de la mode
Actuellement, Joe Challita travaille à « immortaliser l’âge d’or du who’s who de la scène de la mode » à travers un livre et une exposition qui voyageront dans les grandes capitales, embarquant avec eux l’esprit et le talent libanais qui ont toujours été en avance sur la mode. Son travail a attiré l’attention du fonds de dotation Maison mode Méditerranée qui lui a accordé une bourse pour soutenir ce travail de préservation d’une partie du patrimoine méditerranéen. Le créateur aime se plonger dans les moindres détails de l’histoire de la mode. Il pourrait parler durant des heures de madame Salha, la première créatrice à avoir fondé une maison de faute couture dans les années 50, ce qui l’a amenée à travailler avec Balmain et Valentino. Connue sous le surnom de « Christian Dior du Moyen-Orient », elle a habillé des membres de familles royales, parmi lesquelles la reine Soraya Esfandiari Bakhtiari d’Iran ainsi que des icônes comme Sabah et Oum Kalsoum. Raïfé Salha a également conçu la robe de mariée de Fayrouz et a fait les gros titres de la presse spécialisée pour avoir dessiné la plus longue traîne de mariage au monde, 22 mètres, créée pour la princesse libanaise Lamia el-Solh, fille de l’ancien Premier ministre Riad el-Solh, qui s’est liée à la famille royale marocaine en 1961.
Joe Challita se souvient également de ce moment « inoubliable dans l’histoire de la mode libanaise » lorsque le pays organise, en 1964, l’un des plus grands bals de l’histoire moderne. Pendant trois jours, le Bal des petits lits blancs a accueilli des personnalités telles que la princesse libanaise Mona el-Solh, mariée à un prince saoudien, et la vicomtesse française Jacqueline de Ribes. « Beiteddine ! Baalbeck ! Une afterparty qui a duré jusqu’au lever du Soleil. La grandeur de tout cela m’a laissé une sacrée impression. » Ce bal, l’un des plus prestigieux de la haute société parisienne, allait permettre de récolter des fonds pour les enfants malades. « Ce que beaucoup de gens ne savent pas et qui est crucial dans l’histoire de la mode de notre pays, c’est que le Liban a été le premier pays, hormis la France, à avoir eu l’honneur d’organiser cet événement majeur. » Risquant d’être critiqué, Joe Challita se rend-il compte que certains pourraient penser qu’il consacre son temps et son énergie à un sujet plutôt frivole dans le contexte actuel du pays où beaucoup, sinon la majorité des gens, ont du mal à payer leur loyer et peu d’argent à consacrer au luxe de la vie ou même aux plaisirs les plus simples ?
Quel est le rôle de la culture, et plus particulièrement de la mode, lorsqu’un pays se noie ? Le simple fait de procurer de la joie et de la distraction est-il suffisant ? Autant d’interrogations auxquelles il répond : « Même à travers nos difficultés, nous avons besoin de nous élever. » Plutôt que de se contenter de romancer le passé, Joe Challita est persuadé que les Libanais doivent se plonger dans leur identité et leur patrimoine pour perpétuer leur héritage. « Nous sommes toujours le même peuple, nous avons toujours la même culture et les mêmes talents. Ni les difficultés ni la guerre ne pourront l’effacer. »
Cet article est paru dans « L’Orient Today » le 21 septembre courant.