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Culture - Entretien

Marco Costantini : Il n’y a pas de « design libanais », mais un design extrêmement important au Liban

Le conservateur et directeur adjoint du Musée de design et d’arts appliqués contemporains (Mudac) à Lausanne était de passage à Beyrouth pour finaliser les préparatifs de la grande exposition « Beyrouth. Les temps du design » que son institution consacre aux designers libanais au printemps prochain. Il en confie les grandes lignes à « L’OLJ ».

Marco Costantini : Il n’y a pas de « design libanais », mais un design extrêmement important au Liban

Marco Costantini, codirecteur du Mudac de Lausanne, de passage à Beyrouth : « Les designers au Liban n’ont pas besoin d’aide financière. Ils ont besoin de projets. » Photo Gregory Buchakjian

Qu’est-ce qui vous a mené à vous intéresser à la scène du design libanais ?

C’est un peu le hasard. J’avais fait une exposition, il y a plusieurs années de cela, au Mudac, à Lausanne, sur le thème du fétichisme, pour laquelle j’avais emprunté une pièce de Marc Dibeh (NDLR : la fameuse lampe Love Bird). L’année suivante, de passage à Paris, j’ai vu l’exposition de Karen Chekerdjian à l’Institut du monde arabe. Ça m’a interpellé. Je me suis dit qu’il devait se passer quelque chose au Liban au niveau du design. J’ai commencé à prospecter, et ce que j’ai découvert m’a donné envie de creuser plus loin, de voir ce que cela signifie de faire du design au Moyen-Orient – qui est quand même une région très différente de l’Europe au niveau des fonctionnements, des productions et des diffusions. Il y avait là toute une scène extrêmement importante et dynamique qu’il était nécessaire de faire connaître. D’autant que je voulais sortir de la notion très « eurocentrée » du design. J’ai ainsi commencé à préparer le projet depuis la Suisse, avant de faire mon premier voyage au Liban au printemps 2018 pour rencontrer un peu tout le monde. C’est après les avoir tous rencontrés que mon projet a commencé à se préciser. L’idée, au départ, était de faire une exposition sur le design au Liban de l’an 2000 à aujourd’hui. Depuis le moment où Nada Debs, Karen Chekerdjian et Karim Chaya se sont installés et ont ouvert la voie à l’actuelle nouvelle génération ; celle des Marc Dibeh, Georges Mohasseb, 200 GRS Studio (Rana Haddad et Pascal Hachem), Sayar & Garibeh, Carlo Massoud, Carla Baz, Wyssem Nochi, Anastasia Nysten, Thomas Trad, Richard Yasmine, etc.

Ce projet, initié bien avant la crise et la double explosion du 4 août, n’est donc pas né dans une optique de soutien à la scène de design libanaise très impactée par ces évènements ?

Il n’est pas du tout lié au 4 août ou à une quelconque entreprise de soutien. Au contraire, depuis le début, il s’agissait de valoriser le travail des designers au Liban en le présentant dans une exposition muséale en Europe. Je fais toujours attention, en parlant, à ne pas dire « design libanais » parce qu’à mon avis, il n’existe pas de « design libanais ». Il y a du design au Liban fait par des Libanais, des individus très différents les uns des autres qui ont chacun une manière d’envisager le design, mais il n’y a pas de « style libanais » en design. C’est peut-être lié au fait que les plus anciens ont souvent eu une formation à l’étranger. C’est le cas de Nada Debs qui a étudié au Japon, Karen Chekerdjian à Milan, Karim Chaya aux États-Unis ou encore Marc Baroud en France. Ils sont retournés au Liban avec des influences un peu mixtes. Marc Baroud a, certes, créé le département de design à l’ALBA, et à partir de là, il y a eu des choses qui se sont faites directement et entièrement au Liban. Mais on ne peut pas parler de design libanais, comme on ne peut pas parler de design suisse.


Marco Costantini, conservateur et directeur adjoint du Musée de design et d’arts appliqués contemporains (Mudac) à Lausanne. © Francesca Palazzi

Il n’y a pas un style de « design libanais », dites-vous. Cependant, ne retrouve-t-on pas des caractéristiques communes chez les designers libanais ?

Si, en effet, dans la mesure où ils sont tributaires d’un système d’édition limitée. N’ayant pas accès à la production industrielle, à moins de produire à l’étranger, tous travaillent avec des artisans et réalisent surtout des pièces en petites séries. Ils sont dans ce qu’on appelle aujourd’hui le « Collectible Design ». On retrouve donc chez eux un système de diffusion commun ainsi que des matériaux nobles récurrents (beaucoup de laiton, du marbre, du bois, etc.) qui sont liés à des savoir-faire traditionnels. C’est là que réside leur point de convergence, dans les matériaux utilisés, mais pas du tout dans les formes.

Vous avez évoqué les influences occidentales, américaines, italiennes ou autres sur le design au Liban… Quelles sont celles qui ont eu le plus d’impact ?

Ce ne sont pas forcément des influences. Je dirais plutôt des mécanismes de pensée qui ont aidé certains designers libanais à générer tel ou tel produit. Nada Debs, par exemple, assume clairement ses inspirations japonaises quand elle fait la collection Tatami où elle mélange la marqueterie traditionnelle moyen-orientale avec la texture du tatami japonais. Après, chez d’autres, il faut aller plus dans le détail pour comprendre que tel ou tel élément peut avoir été nourri par l’influence du design italien, comme c’est le cas chez Karen Chekerdjian où c’est moins visible et moins affirmé en tant que tel.

Cinq ans donc que vous préparez cette exposition. Pourquoi ses préparatifs nécessitent-ils autant de temps ?

Il y a plusieurs facteurs. Le fait qu’il n’y ait jamais eu d’exposition muséale sur le sujet et aucune publication disponible sur le design au Liban, ajouté aux différents contextes de guerres et de crises, passées et actuelles, rend les choses ardues. Tout doit être élaboré de zéro. On doit construire un corpus, on doit trouver les outils méthodologiques pour comprendre, on doit retrouver des archives. Ce qui est particulièrement compliqué au Liban, notamment pour la partie historique entre 1950 et 1980, parce que, avec les gens qui sont partis durant la guerre civile, essayer de retrouver les objets et les documents auprès de la diaspora, cela demande beaucoup de temps. Et je ne voulais pas bâcler l’exposition en l’organisant en deux ans comme cela se fait habituellement. J’ai préféré prendre le temps qu’il faut…

Vous avez parlé d’archives de la période 1950 à 1980. On connaît le travail de Jean Royère qui, dès 1947, avait établi son agence de décoration à Beyrouth et faisait réaliser sur place les meubles destinés à ses commandes du Moyen-Orient. Mais y avait-il des designers libanais à proprement parler à cette époque ?

Justement, oui ! Et c’est pourquoi nous avons rajouté une partie exclusivement consacrée à cette période dans l’exposition. Il y a notamment la production industrielle de meubles en bois courbé d’Interdesign conçus dans les années 1960 par l’architecte moderniste Khalil Khoury. Il y avait aussi à l’époque la maison Fontana et des designers intéressants, comme Sami el-Khazen, un décorateur qui a créé un lustre pour la foire de New York en 1964. Une pièce très importante. Mais aussi d’autres designers, comme lui, qu’on essaye de remettre en lumière. Et dont on réserve la surprise au public.

Vous avez donc ratissé toute la scène du design au Liban ?

J’espère ! Mais comme je ne pouvais pas inclure tout le monde – vu que j’emprunte de chacun plusieurs objets représentatifs de leur parcours, ce qui fait vite beaucoup de pièces –, j’ai décidé de ne prendre que les plus importants, ceux qui avaient une histoire et qui sont basés à Beyrouth. Je ne me suis pas approché des designers libanais qui sont installés à l’étranger, à l’exception de Marc Baroud qui vit à Paris mais qui produit toujours au Liban. Il est quand même celui qui a créé le département de design au sein de l’ALBA. Et à ce titre, il est une figure incontournable.

Pouvez-vous d’ores et déjà nous dire comment se présentera cette exposition ?

C’est une exposition muséale de grande envergure qui comprendra plus de 200 pièces d’une vingtaine de designers libanais. Intitulée « Beyrouth. Les temps du design », du titre d’une conférence que j’avais donnée au département d’histoire de l’art de l’Université de Genève, elle sera itinérante et présentée sur trois étapes. Elle débutera en avril 2022, en Belgique, au Centre d’innovation et de design du Grand-Hornu qui est un haut lieu du design et le coproducteur avec le Mudac de cette manifestation. Elle devrait ensuite normalement prendre place en automne 2022 au Musée des arts décoratifs à Paris. Avant de se poser, en fin de tournée au printemps 2023 en Suisse, dans les nouveaux locaux du Musée de design et d’arts appliqués contemporains de Lausanne (Mudac) dont les travaux sont sur le point de s’achever.

Par ailleurs, elle sera divisée en trois chapitres. Le premier est consacré à la partie historique, soit des années 1950 à 1980 environ. Le deuxième court de 2000 jusqu’à aujourd’hui et le troisième est dédié au projet Minjara qui se fait, actuellement, à Tripoli. Un projet extrêmement intéressant dans son approche, dans sa manière de sauvegarder les savoir-faire du bois en collaborant avec les designers contemporains et qu’il était important de montrer dans l’exposition. En parallèle, j’ai aussi invité deux groupes d’étudiants en architecture et design de l’ALBA et de l’AUB pour faire, chacun, une installation probablement multimédia autour du portrait de Beyrouth. Et bien entendu, un livre accompagnera cette exposition.

Pour reprendre l’intitulé « Beyrouth. Les temps du design », pensez-vous que les temps actuels de bouleversements et de crises par lesquels passe le Liban soient propices au design ?

Je dirais oui et non. Certes, la situation est compliquée. Mais ce n’est pas parce que les temps sont difficiles qu’il faut laisser tomber. Au contraire, c’est maintenant qu’il faut travailler. Les designers au Liban n’ont pas besoin d’aide financière. Ils ont besoin de projets. Ils ont besoin de commandes de la part de ceux qui peuvent le faire… Ils ont besoin qu’on les motive et surtout qu’on les valorise. Tout cela me renforce dans l’idée qu’il faut faire cette exposition qui va les porter et leur redonner un objectif et une certaine vision de l’avenir… D’autant qu’on la conçoit ensemble, avec eux. La scénographie sera signée Ghaith and Jad (Ghaith Abi Ghanem et Jad Melki) ; la publication et la recherche scientifique Gregory Buchakjian… Je ne veux surtout pas qu’on interprète mon initiative comme celle d’un petit Européen au regard de colon. 

Qu’est-ce qui vous a mené à vous intéresser à la scène du design libanais ?C’est un peu le hasard. J’avais fait une exposition, il y a plusieurs années de cela, au Mudac, à Lausanne, sur le thème du fétichisme, pour laquelle j’avais emprunté une pièce de Marc Dibeh (NDLR : la fameuse lampe Love Bird). L’année suivante, de passage à Paris, j’ai vu l’exposition de...

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