En 2016, Richard Yasmine venait à peine de se lancer à son compte (après avoir fait ses premières armes au sein du studio de design de Pascal Tarabay) lorsqu’il décide de frapper un grand coup à la porte du fameux Salone Internazionale del Mobile (Salon du meuble de Milan), pour y proposer l’une de ses créations spectaculaires : une grande table de service de style baroque, composée d’un assemblage de 17 éléments aux formes évoquant des dômes d’églises byzantines et des coupoles de minarets. Intriguée par cette pièce baptisée Profane, la « grand-messe du design » l’accueille aussitôt dans sa Sélection internationale de talents émergents.
Depuis, régulièrement présent dans les stands du Salon du meuble milanais et de ses foires satellites, l’audacieux designer et architecte d’intérieur poursuit sa « conquête de l’Italie » avec une passion et une détermination sans faille. Et faisant fi de tous les obstacles !
Une collection ode à Beyrouth
L’explosion au port de Beyrouth ? Il en a sorti After Ago, une collection de petits meubles et accessoires pour la maison fabriqués et peints à la main, qu’il a réussi à présenter un mois après la tragédie, dans l’édition de septembre 2020 de la Milano Design City. Comme une ode, une élégie en objets à la ville dévastée.
Les crises économiques, les restrictions financières accrues, le confinement généralisé ou encore les suspensions de foires internationales physiques qui se succèdent au cours des mois suivants ne l’empêcheront pas non plus de concevoir de nouvelles pièces. Deux nouvelles séries mobilières, notamment Flowing Fragments et Size Matters qui feront l’objet d’une double exposition milanaise... En ligne, confinement oblige. La première, qui vient de s’achever, était présentée dans le cadre du rendez-vous virtuel de la Semaine du design de Milan 2021, qui s’est tenu en ligne du 12 au 18 avril. Tandis que la seconde se poursuivra jusqu’en septembre sur le site de la Galleria, plateforme digitale de l’association culturelle milanaise 5Vie Art+Design, coproductrice de nombreux événements au sein des grandes foires internationales d’art et de design de la ville.
Dire que Richard Yasmine carbure au design semble un euphémisme. Et pourtant, le créateur avoue avoir failli tout abandonner au lendemain de l’explosion du 4 août – « qui a coïncidé avec mon jour d’anniversaire et a ravagé ma maison à Achrafieh », dit-il. « N’était le soutien d’Ernesta Del Coglian, à la tête de 5VIE Art+Design, j’aurais peut-être arrêté le design et mis la clé sous la porte de mon studio », poursuit-il. « Tout ce que j’avais mis des années à bâtir s’écroulait. Ma ville était dévastée. L’horizon bouché et je ne voyais pas où j’allais trouver la force, les moyens et surtout l’inspiration pour continuer. »
C’est de Beyrouth que jaillira, comme souvent d’ailleurs dans son travail, l’étincelle créatrice. Du chaos et de l’altérité de cette ville à terre, de son patrimoine architectural dévasté et des multiples couches de son histoire… Un faisceau d’observations, de réflexions et d’émotions qu’il va matérialiser dans une suite de petites chaises, d’étagères, de tables d’appoint, de plateaux ou de vases qu’il va fabriquer de ses propres mains (avec de la mousse, du plâtre de béton léger, de la pierre et de l’argile) et recouvrir de bandes de peinture à l’acrylique noires et blanches.
Élégie d’âmes perdues…
Baptisée After Ago, cette collection hybride de petits mobiliers et d’accessoires, aux formes géométriques faisant écho à la fois aux arches typiques des maisons beyrouthines et aux lignes du mouvement Memphis (de design italien des années 1980), exposée au cours de la Semaine du design de Milan en septembre 2020, va y rencontrer un succès fou. Cette série « élégie d’âmes perdues, convertie en objets de fantaisie émotionnelle et fonctionnelle », comme la définit son concepteur, impulsera paradoxalement à son travail de designer une vibrante renaissance.
« Les commandes se sont mises à pleuvoir de partout, de galeries et d’éditeurs italiens, mais aussi américains et australiens », indique Richard Yasmine. Lequel est aussi sollicité par les curateurs de 5VIE Art+Design pour participer à leur calendrier d’événements.
Sculpturales et intrinsèquement durables
Requinqué, le designer signera en moins de temps qu’il n’en faut à sa réalisation Flowing Fragments, une édition limitée de 16 variantes de tables-tabourets mesurant 42 x 42 x 42 cm, composées d’une alternance de dalles de pierres sédimentaires et basaltiques assemblées pour recréer un seul composant imitant divers types de chapiteaux classiques. Entamée dans le cadre d’un projet de recherche sur les rebuts de production, les restes et les chutes de matières collectés au cours du processus de production, cette collection d’accessoires d’ameublement sculpturaux et intrinsèquement durables a été conçue comme la suite naturelle, à la fois plus précieuse et engagée, de la collection After Ago. Car, à travers Flowing Fragments (« Fragments fuyants »), le designer libanais, sans doute marqué par le contexte libanais, cherche à « mettre l’accent sur la nécessaire préservation de notre patrimoine culturel mondial, dans une démarche de prise de conscience des fragments oubliés des civilisations qui nous ont précédés », déclare-t-il.
Traduire en meubles « se serrer la ceinture »
Quant à la deuxième collection, intitulée Size Matters (« Questions de taille »), elle regroupe plusieurs meubles créés à partir d’éléments géométriques de base tels que cylindres, cubes, prismes et parallélépipèdes, assemblés pour former des objets utiles et dynamiques. Certains meubles sont en laiton et en verre, d’autres en matériau compacté recyclé, mais tous sont dissimulés dans un tissu surdimensionné et dont les surplus sont retenus par des ceintures. À travers cette collection de grandes pièces cubiques et à la fabrication rejetant délibérément l’utilisation de techniques sophistiquées, Yasmine signe cette fois une critique à peine déguisée, ludique et audacieuse de nos sociétés de surconsommation, obligées désormais de se « serrer la ceinture ». Par obligation, comme c’est majoritairement le cas au Liban, ou par conviction, pour sauver la planète… À travers un travail qui se veut la démonstration de la gamme infinie d’objets pouvant naître de l’utilisation de lignes simples et d’un minimum de matériaux, Richard Yasmine semble s’engager sur la voie d’une production de design plus éthique et responsable. Des projets pour la réalisation desquels il s’appuie toujours sur les ateliers d’artisans libanais…