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Traduire Les Fleurs du Mal en arabe

L'œuvre maîtresse de Baudelaire, Les Fleurs du Mal, est disponible en arabe en plusieurs versions. Deux traductions sortent du lot, mais elles sont bien différentes tant au niveau du style que de l'approche...

Traduire Les Fleurs du Mal en arabe

Pour le lecteur arabe, le seuil de la rencontre avec la poésie baudelairienne remonte à ses souvenirs de lycée : cette rencontre a eu lieu, pour la plupart de nous, en cours de français. Feuilleter Les Fleurs du Mal, pour la première fois durant son adolescence, consiste à s’imbiber du « vin des amants », à humer « le parfum exotique » et à s’enivrer « d’ambroisie et du nectar vermeil ». Il s’agit, surtout, de découvrir son moi dans un autre moi qui oscille entre Spleen et Idéal, Bénédiction et Malédiction ou Magie et Cruauté.

D’ailleurs, tout s’annonce à travers le titre des Fleurs du Mal qui intrigue le lecteur par son ambiguïté. Le Mal s’épanouit-il comme les fleurs ? Où est-ce la beauté florale qui, pour survire, doit être endolorie ?

Cette ambiguïté pose problème également dans la traduction puisque le vocable « mal » se traduit en arabe par deux termes différents qui signifient respectivement : la douleur et la méchanceté. Optant pour une traduction-allusion, la plupart des poètes-traducteurs ont mis l’accent sur l’aspect maléfique des fleurs. Exception à la règle pour Moustapha Koussari qui a choisi l’adjectif « maladives » pour son titre traduit, considérant la poésie comme source d’une fiction compensatrice à une réalité de souffrance.

L’histoire de la traduction des Fleurs du Mal dans la société arabe commence en 1950 à Bagdad sous la plume de l’écrivain Élias Aslan. Lui succèdent les traductions du poète libanais Mohammad Itani en 1974, du poète égyptien Ibrahim Naji en 1977, du poète marocain Moustapha Koussari en 1981, des poètes syriens Khalil Khoury en 1989 et Hanna et Georgette al-Tayyar en 1990, ou de la romancière et traductrice marocaine Salma Laghzaoui, parue en 2020 chez Dar al-Kotob, et la liste serait encore plus longue si l’on prenait en compte les amateurs qui ont traduit des extraits ou des poèmes choisis. Toutefois, c’est en 2010 que le lecteur arabe monolingue découvre l’intégralité de l’œuvre baudelairienne grâce au poète égyptien Rafaat Salam.

Il serait intéressant d'établir ici une comparaison entre la traduction de Salam et la version de Naji afin de déceler le bouillonnement de langue et de culture qui régit la pensée de chacun des deux poètes-traducteurs.

Si les deux volumes s’ouvrent sur une préface critique, le paratexte de Salam s’enrichit par le texte de Paul Valéry ainsi que par un dossier iconographique comportant des portraits et dessins de Baudelaire. De point de vue de la forme, bon nombre des poèmes traduits par Naji comme « Bénédiction » ou encore « Les Métamorphoses du vampire » nous font penser à la typoésie de Peignot. La structure strophique cède la place à une autre graphique composée de couplets, à la manière de la chanson « Ruines » composée par Naji pour l’astre d’Orient Oum Kalsoum. Dans un autre versant, il existe un parallélisme typographique entre le texte de Salam et le texte source de Baudelaire. Salam prend le souci de respecter la forme syntaxique et sémantique voulues par Baudelaire. Une tâche qui se transforme en défi car comme le souligne Blanchot : « Nous n’écrivons pas selon ce que nous sommes ; nous sommes selon ce que nous écrivons. »

Sur le plan lexical, certains termes ou expressions méritent un éclaircissement car pour le traducteur, contrairement à l’auteur original, le champ des signes est limité. Dans « L’Invitation au voyage » traduit par Naji, le premier vers répond, par sa syntaxe, terme à terme, au vers français. L’expression « mon enfant » désigne dans le texte arabe un être masculin alors que sur le plan sémantique, la traduction semble ambiguë et indécise puisque dans le poème original, Baudelaire s’adresse à Marie Daubrun. Le mérite, ici, revient à Salam d’avoir remédié à ce souci par l’emploi du déterminant féminin. À ce stade, nous pouvons adhérer aux propos de Georges Mounin exigeant de la part du traducteur une connaissance non seulement de la langue source mais de son pays et de sa culture.

Cette dimension culturelle trouve une expression particulière dans la traduction de Naji et influe sur le processus créatif. Sans doute, Naji avait pris connaissance de l’œuvre du poète français dans son contexte socio-culturel. Mais s’il en a tenu compte, c’est pour s’en éloigner. Dans la version arabe de « De profundis clamavi », Naji omet toute allusion à l’hypotexte baudelairien, à savoir le psaume d’espérance 130. De plus, le choix du lexique ne fait qu’augmenter la connotation morbide du poème en insistant pleinement sur la notion du châtiment.

Ainsi, nous pouvons conclure que le poète Ibrahim Naji nous propose une traduction qui, en dépit d’une grande fidélité, s’autorise des libertés étonnantes. Il ne se contente pas de proposer sa version de Fleurs du Mal mais élabore même une œuvre reproduite fondée sur des initiatives, parfois déroutantes tandis que la traduction de Salam vise essentiellement à rester le plus souvent fidèle à l’esprit de Baudelaire.

Adhésion ou rejet, acceptation ou refus, tout est à l’honneur du grand poète de la modernité puisque sa poésie nous invite sempiternellement à « plonger au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau »…

Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire, un choix de poèmes traduits en arabe par Ibrahim Naji, Dar al-Awda, 1977.

Œuvres Complètes de Charles Baudelaire, traduites en arabe par Rafaat Salam, Dar al-Chourouk, 2010.

Pour le lecteur arabe, le seuil de la rencontre avec la poésie baudelairienne remonte à ses souvenirs de lycée : cette rencontre a eu lieu, pour la plupart de nous, en cours de français. Feuilleter Les Fleurs du Mal, pour la première fois durant son adolescence, consiste à s’imbiber du « vin des amants », à humer « le parfum exotique » et à s’enivrer « d’ambroisie...

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