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D'un port à l'autre  : Le Spleen de Beyrouth

D'un port à l'autre  : Le Spleen de Beyrouth

Le Port-XIV d'Alméry Lobel-Riche, ill. pour Le Spleen de Paris - Petits poèmes en prose de Charles Baudelaire, éd. de 1921.

Le Spleen de Paris. Petits poèmes en prose de Charles Baudelaire, introduction de Georges Blin, édition de Robert Kopp, NRF, Gallimard, 2006, 352 p.

Il y a deux cents ans, naissait, à Paris, rue Hautefeuille, à l’angle du boulevard Saint-Germain, l’éternel Étranger à la vie terrestre, le Prince des nuées, Charles Baudelaire.

Depuis, le poète reconstruit, là et maintenant, à tout moment et n’importe où dans le monde, l’univers qu’il a créé dans ses œuvres. Loin de sombrer dans le moderne XIXe siècle qu’il haïssait, il est resté, selon Antoine Compagnon, « le prototype de l’antimoderne » : résistant à la modernité, il est toujours « plus modern(e) que les modernes ».

Après Les Fleurs du Mal (1857), Baudelaire écrira Le Spleen de Paris (œuvre posthume publiée en 1869) : un « pendant » en prose à son recueil de poèmes. Il reprend bien des thèmes des Fleurs du Mal (« L’Invitation au voyage », « Un hémisphère dans une chevelure », « L’Horloge »…) et ouvre d’autres perspectives, plus sombres ou sarcastiques (« Le Mauvais Vitrier », « Une mort héroïque », « Le Galant tireur »…). Il est plus que jamais le peintre de la vie moderne et de Paris – « cette capitale du XIXe siècle » (Walter Benjamin).

Un siècle et demi plus tard, j’arpente les rues de Beyrouth avec, à la main, Le Spleen de Paris, comme pour me mettre à l’épreuve devant l’authenticité du pessimisme dans la poésie en prose de Baudelaire.

« Le Port » ! me répétais-je à moi-même lorsque j’assiste à la troisième plus grande explosion de l’histoire du monde : le port de Beyrouth est ravagé par une fumée géante, comme un enfer jaillissant du creux de la terre. Le port détruit et la ville sinistrée deviennent le revers ténébreux du port miroitant des Petits poèmes en prose. Les couleurs s’entremêlent : « l’ampleur du ciel, l’architecture mobile des nuages, les colorations changeantes de la mer », comme si le port de Baudelaire était au paradis et le port de Beyrouth en enfer. Idéal et Spleen.

La poétique de l’« explosion » vient se caler définitivement dans la ville de Beyrouth. Le nitrate d’ammonium explose et le chaos s’installe. La ville devient une « grande barbarie éclairée au gaz », écrit Baudelaire. Et le gaz, étymologiquement provenant du latin chaos, est un élément intrinsèque à la ville moderne.

Beyrouth ruiné ressemblerait ainsi au Paris détruit pour les reconstructions hausmaniennes du XIXe siècle. Les souvenirs des lieux disparaissent. Le Spleen de Paris est un « serpent » (« j’ose vous dédier le serpent tout entier », écrit Baudelaire à Houssaye à propos de son recueil encore incomplet) qui suit les sinuosités des quartiers parisiens. Beyrouth est cassé aussi, broyé. « Le mauvais vitrier » y passe. Il n’a pas « de verres de couleur, des verres roses, rouges, bleus, des vitres magiques, des vitres de paradis », des « vitres qui fassent voir la vie en beau ». Beyrouth sent « le désespoir de la vieille ». Dorénavant, « sous la coupole spleenétique du ciel, les pieds plongés dans la poussière d’un sol aussi désolé que le ciel », les habitants traînent à travers le ramassage des ruines, souvenirs et corps déchiquetés, « chacun (portant) sa chimère » et celle de son voisin. « Les veuves » ne se comptent plus : à Beyrouth, tout le monde est veuf, « ambition déçue, gloires avortées, cœurs brisés, âmes tumultueuses et fermées ».

Le Paris de Baudelaire est engorgé de pessimisme et de ténèbres. « Paris change !, le vieux Paris n’est plus », écrit-il dans le poème « Le Cygne ». Cette noirceur se reflète littéralement dans les maisons de la ville phénicienne, aux fenêtres ni fermées ni ouvertes, mais éclatées. À « refaire l’histoire » de ces fenêtres, Baudelaire aurait vécu deux cents ans et toute histoire inventée dans la tristesse de ces ouvertures cassées serait moins noire que la suie désormais ineffaçable. Le riche et le pauvre reçoivent le même « joujou » et le même « gâteau », tout le monde porte « les yeux des pauvres ». L’horloge marque « une heure immobile », dix-huit heures et sept minutes, là où la vie s’est arrêtée et le monde entier a éclaté en mille morceaux. À cette heure-ci, chacun évite « le crépuscule du soir. Tous ces malheurs sont venus de n’avoir pas pu évacuer les chambres », au moment opportun…

Tel un denier miroitant, portant, d’un côté, un Paris en transformation radicale, Beyrouth porte la face infernale de la pièce. Lire Le Spleen de Paris à travers Beyrouth ramène le poète maudit vers une ville inconnue, après un siècle et demi, comme s’il était présent, ici et maintenant, témoignant des personnages et des rues, du malheur et du ciel tombé. À son deux centième anniversaire, Baudelaire accompagne la chute de la ville mythique qu’est Beyrouth et guide la résurrection de son phénix à travers des Étrangers qui y naîtront et qui n’aimeront que « les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages » !

Le Spleen de Paris. Petits poèmes en prose de Charles Baudelaire, introduction de Georges Blin, édition de Robert Kopp, NRF, Gallimard, 2006, 352 p.
Il y a deux cents ans, naissait, à Paris, rue Hautefeuille, à l’angle du boulevard Saint-Germain, l’éternel Étranger à la vie terrestre, le Prince des nuées, Charles Baudelaire.Depuis, le poète reconstruit, là et maintenant, à tout...

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