Dans les terres du Sud de l’Italie que je connais, lorsqu’un homme meurt, la veille des funérailles, on dit à son fils : « Demain, tu verras qui était ton père. » Et si rien n’efface la douleur du deuil qu’il ressent, le spectacle des amis venus de loin, de la communauté réunie, de toutes ces femmes et de tous ces hommes laissant pour un temps leur vie quotidienne pour rendre hommage au mort, est une forme de réconfort, celui des larmes partagées.
Beyrouth n’est pas morte mais c’est cette phrase qui m’est venue à l’esprit lorsque j’ai découvert les images de l’explosion. Aujourd’hui Beyrouth saigne, Beyrouth pleure. Mais les Libanais vont voir ce qu’est Beyrouth. Ils vont le voir à travers l’émotion de tous ceux qui – comme moi – sont passés par cette ville, l’ont aimée et ont décidé qu’il y aura toujours un peu de leur cœur dans les rues de Hamra ou d’Achrafieh. Ils vont le voir à travers les messages que le monde va leur envoyer, à travers l’énergie avec laquelle la diaspora va se mobiliser. Ils vont le voir à travers l’amitié et la tristesse partagée.
Comme tant d’autres, je pleure sur ceux dont la vie a été soufflée en une seconde, sur ces familles qui resteront longtemps interdites d’avoir été ainsi amputées. Je pleure sur toutes ces vitres, ces fenêtres répandues en bris de verre dans des appartements renversés. Je pleure sur tous ces habitants hagards qui ne reconnaissent plus leur maison. Sur la peur panique des mères qui cherchent un fils. Sur les petits commerçants qui souffraient déjà d’une vie économique asphyxiée et qui ne savent plus comment faire. Je pleure sur la Corniche balayée par un vent qui a le goût du sang, sur le palais Sursock et les tableaux de Paul Guiragossian que j’aime tant et qui ont été sortis avec brutalité de leur éternité de couleurs.
Nous sommes tant à aimer ce pays impossible où l’Orient et l’Occident s’embrassent, tantôt avec douceur, tantôt avec fureur. Nous sommes tant à aimer ce pays qui est grand par l’utopie qu’il porte en lui.
Les pleurs, souvent, se transforment en cris. Des cris naissent la révolte. Et c’est juste. Demain, la jeunesse descendra dans la rue pour secouer avec rage ce monde qui ne la protège pas, qui ne lui offre rien. Il faudra se souvenir alors qu’elle le fait au nom des coups qu’on lui a portés et de l’horizon qu’on lui a bouché. Et alors, nous serons à ses côtés pour lui dire qu’elle est la voix que les rues meurtries par l’explosion espéraient, la seule digne de parler en leur nom pour crier la colère du peuple libanais.