Opinions

Sinistre jour, sinistre année

Indemnes, grâce à Dieu, hamdellah, Dieu nous a épargnés… Indemnes vraiment ? Et ces mots d’Orientaux qui nous viennent spontanément à la bouche, et qui mêlent Dieu – par bigoterie ou superstition – à tous nos heurs et malheurs, n’ont-ils pas tout à coup un drôle de goût d’injustice et même de scandale… Bien cynique est le hasard ou le dieu qui n’en a voulu qu’à vos plâtres, vos portes, vos fenêtres ou vos voitures, ou même tout à la fois quand, à d’autres, il a réclamé du sang et des âmes. Les survivants de l’explosion de Beyrouth ne se remettront jamais de ce 4 août 2020, sinistre jour d’une sinistre année venue couronner des décennies d’impéritie, de corruption, de traîtrise et de prétention dans tous les rouages de l’État. Nous nous étions crus damnés par l’effondrement économique, laminés par la pandémie… Avec le recul, nous nous en serions contentés et même accommodés. Mais non. La loi de Murphy qui se base sur la probabilité et considère que tout ce qui peut aller mal ira mal – aussi vrai que deux droites parallèles finissent par se rejoindre quelque part à l’infini –, vient de s’abattre sur nos vies. Implacable. Tant de choses pouvaient, peuvent encore, mal tourner dans ce pays transformé en dépotoir à la gloire de ceux qui le gouvernent. Accident ou acte terroriste, peu importe, l’explosion du port est surtout le symptôme d’une maladie mortelle dont le Liban, au seuil de sa centième année, achève, en apothéose, d’agoniser.

Mille fois annoncée, la mort de ce petit pays qui enveloppait la douceur de vivre de son art si particulier de vivre est enfin consommée. On ne regrettera pas ce port, zone obscure s’il en était, où prospéraient avec les rats et autres oiseaux clabaudeurs tant de réseaux interlopes et de trafics en tous genres, protégés par un pouvoir d’une noirceur absolue. On ne regrettera pas les silos, pourtant ventre emblématique de la ville, symbole de sécurité alimentaire mais, de longue date, entourés de pestilences, malsains, mal entretenus et d’autant plus dangereux qu’ils inspiraient un certain réconfort. Ce poumon par lequel Beyrouth ne respirait plus qu’à peine, comment n’y pas voir un abcès purulent développé sur la souille d’un pouvoir mafieux, enfin crevé. Notre « Ground Zero » est surtout une table rase sur laquelle tous les espoirs – ou les désespoirs – sont permis. Mais faudra-t-il détruire tout le Liban pour priver de ses atouts et amputer de ses outils le pouvoir maléfique qui le dirige ? Déjà dans les esprits quelque chose est en train de guérir. Un certain nombre de partisans commencent enfin un processus de désamour, se sentant isolés de la foule immense des sans idoles, marginalisés, voire détestés pour leur propension à alimenter de leur passion et de leurs illusions la machine à mensonge qui nous détruisait à petit feu. Que reste-t-il à détruire ?

Ce que nous regretterons : les vieux balcons sur la mer, les arcades à lumière, ces quartiers où se rejoignaient en particulier deux générations, celle des grands-parents qui s’accrochaient encore au Beyrouth indolent et heureux de leur jeunesse, et celle des petits-enfants qui voulaient voir la ville avec les yeux des aïeux pour continuer à y croire. Les deux ont été décimées. Là, tandis que les vieux poursuivaient des fins de vie lentes et tranquilles, petites, souvent pauvres, mais contentes et dignes, les jeunes animaient les nuits de leurs fêtes, refaisaient le monde dans les bars et sur les trottoirs, injectaient de leur frénésie et de leur belle créativité l’immobilité d’un pays en panne. Leur départ annonce à lui seul la défiguration de ces quartiers. La reconstruction des vieilles demeures, si elle a lieu, et même à l’identique, n’y ramènera pas la magie de ce qui fut un moment unique de la vie de la ville, à l’intersection de deux rêves.

Ce que nous espérons : que passe ce sentiment nauséeux d’avoir survécu quand d’autres sont morts, et que le surplus de vie qui nous est échu, bien qu’amer, serve encore à produire de l’espoir. Et surtout que la faille creusée par ce séisme poursuive sa ramification et emporte les oripeaux d’un régime et d’un système qui ne tiennent plus la route. Entre les deux bandes rouges du drapeau libanais, nous ne voyons plus qu’un balai. Le cèdre reste à mériter.

Indemnes, grâce à Dieu, hamdellah, Dieu nous a épargnés… Indemnes vraiment ? Et ces mots d’Orientaux qui nous viennent spontanément à la bouche, et qui mêlent Dieu – par bigoterie ou superstition – à tous nos heurs et malheurs, n’ont-ils pas tout à coup un drôle de goût d’injustice et même de scandale… Bien cynique est le hasard ou le dieu qui n’en a voulu...

commentaires (1)

""Entre les deux bandes rouges du drapeau libanais, nous ne voyons plus qu’un balai. Le cèdre reste à mériter"". Être "citoyen" du pays du Cèdre, ça se mérite, c’est sûr. Reste une question tellement prosaïque : comment les compagnies d’assurances vont indemniser les armateurs des épaves des bateaux, les propriétaires s’ils sont encore en vie, des carcasses des voitures calcinées, les immeubles éventrés, et les blessures (morales, n’en parlons pas) physiques, sans oublier les morts et les disparus. Si le sujet des assurances n’a jamais été abordé, c’est peut-être dans l’attente de notre jeune Premier ministre (parachuté par Macron et non par les ex premiers ministres), de nous donner la moindre idée, après avoir rencontré les dinosaures fossilisés de la politique libanaise. Et je pense à chaque instant à cette double explosion.

L'ARCHIPEL LIBANAIS

10 h 17, le 03 septembre 2020

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Commentaires (1)

  • ""Entre les deux bandes rouges du drapeau libanais, nous ne voyons plus qu’un balai. Le cèdre reste à mériter"". Être "citoyen" du pays du Cèdre, ça se mérite, c’est sûr. Reste une question tellement prosaïque : comment les compagnies d’assurances vont indemniser les armateurs des épaves des bateaux, les propriétaires s’ils sont encore en vie, des carcasses des voitures calcinées, les immeubles éventrés, et les blessures (morales, n’en parlons pas) physiques, sans oublier les morts et les disparus. Si le sujet des assurances n’a jamais été abordé, c’est peut-être dans l’attente de notre jeune Premier ministre (parachuté par Macron et non par les ex premiers ministres), de nous donner la moindre idée, après avoir rencontré les dinosaures fossilisés de la politique libanaise. Et je pense à chaque instant à cette double explosion.

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    10 h 17, le 03 septembre 2020

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