
Un drapeau chinois à Yangizar, dans le Xinjiang, le 4 juin 2019. Photo AFP
Cela fait près de deux ans qu’Aierken Yibulayin a été arrêté par la police au Xinjiang, l’immense région à majorité musulmane du nord-ouest de la Chine. Cet éditeur publiait des milliers d’ouvrages, dont des manuels scolaires, en ouïghour, la langue de l’ethnie majoritaire au Xinjiang. « Mon père avait beaucoup d’influence sur le monde de l’édition en ouïghour, c’est ce qui a fait de lui une cible », explique son fils, Bugra Arkin, qui vit aux États-Unis. Depuis ce jour d’octobre 2018, « nos vies ont été détruites », déclare Bugra Arkin, qui précise que le reste de sa famille sur place est en résidence surveillée.
Un cas qui n’est pas isolé dans cette vaste région en proie de longue date à des tensions entre Ouïghours et Hans (Chinois de souche). Au moins 435 intellectuels ouïghours ont été arrêtés ou victimes de disparitions forcées depuis avril 2017, selon une association de défense de cette minorité, Uighur Human Rights Project, basée à Washington.
Un éditeur, un linguiste...
Les organisations pro-ouïghoures à l’étranger voient dans ces détentions une politique délibérée destinée à effacer l’identité culturelle de ce peuple d’Asie centrale, dont la langue est apparentée au turc. Autre cas emblématique : Alim Hasani, un éminent linguiste qui n’a a priori rien d’un opposant. Cet auteur de dictionnaires en langue ouïghoure a été arrêté en août 2018 alors qu’il se rendait à Pékin pour un déplacement professionnel. Nul n’a de ses nouvelles depuis, raconte son fils. Alim Hasani était membre du Parti communiste chinois (PCC) au pouvoir. Ses recherches, qui avaient obtenu le sceau des autorités, lui avaient valu des décorations. « Je n’aurais jamais cru que mon père pourrait être arrêté. Lui-même a dû avoir du mal à y croire », témoigne son fils, installé en France. Les 11 autres linguistes qui travaillaient dans le même établissement sont également en détention, assure-t-il.
« Éradiquer l’identité »
Aux dernières nouvelles, Alim Hasani serait passé en procès en janvier, mais la procédure aurait été suspendue pour cause d’épidémie, selon son fils, qui doit se contenter d’informations de seconde main. Sa mère, qui vit toujours au Xinjiang, « n’ose pas aborder le sujet » au téléphone, raconte-t-il. Le Xinjiang fait depuis 2016 l’objet d’une reprise en main de la part des autorités, échaudées par des attentats attribués à des séparatistes ou des islamistes ouïghours.
Selon des associations de défense des droits de l’homme, plus d’un million de Ouïghours sont depuis détenus ou l’ont été dans des camps de rééducation politique. Pékin dément ce chiffre et explique qu’il s’agit de « centres de formation professionnelle » où les Ouïghours peuvent notamment apprendre le mandarin et s’éloigner de la tentation islamiste. Mais la sinologue Jo Smith Finley, de l’Université de Newcastle (Angleterre), y voit un moyen « de diluer puis d’éradiquer la notion d’une identité ouïghoure séparée ». Une vision catégoriquement rejetée par le régime chinois. « L’idée selon laquelle des intellectuels seraient emprisonnés afin d’étouffer la culture ouïghoure relève entièrement de la rumeur et de la diffamation », assure le ministère des Affaires étrangères.
Prix Sakharov
Le pouvoir communiste a affirmé en décembre dernier que les « stagiaires » des centres de formation avaient tous été « diplômés ». Mais depuis l’étranger, des chercheurs affirment qu’ils sont désormais soumis à d’autres formes de détention. Beaucoup ont été condamnés à des peines pouvant aller jusqu’à 20 ans de prison, affirme le chercheur Gene Bunin, à l’origine de la base de données Xinjiang Victims Database. Il estime à au moins 300 000 le nombre de personnes toujours détenues dans des camps, sur une population totale de près de 9 millions de Ouïghours.
Un autre intellectuel de renom, le professeur d’économie Ilham Tohti, a lui aussi disparu dans le système pénitentiaire après avoir été condamné à la prison à vie pour séparatisme. Il a reçu en octobre dernier le prix Sakharov des droits de l’homme du Parlement européen, une récompense qui a suscité l’ire de Pékin.
Depuis 2017, les autorités ont renforcé le bilinguisme dans le système scolaire régional afin d’améliorer l’enseignement du chinois. En pratique, cela revient à plonger les élèves dans des centres d’immersion en mandarin, au détriment de l’enseignement en ouïghour, dénoncent les critiques du régime.
« Avec la suppression des manuels scolaires et de l’enseignement en ouïghour, la prochaine génération n’aura plus de lien avec la culture » ancestrale, s’alarme Kamalturk Yalqun, dont le père, l’écrivain Yalqun Rozi, a été condamné en 2018 pour « subversion ». « Pour la Chine, c’est une façon d’éliminer l’identité des Ouïghours et de les assimiler pour qu’ils parlent chinois, pensent chinois, et ignorent tout de leur histoire et de leur culture », dénonce-t-il.
Laurie CHEN/AFP