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Culture - Commémoration

Les 180 ans de Tchaïkovski sous la loupe d’André Lischke

Le musicologue et traducteur français analyse, pour « L’Orient-Le Jour », le testament musical du compositeur russe qui a bouleversé l’univers de la musique romantique de son pays, voire de la musique occidentale.

Tchaïkovski à Odessa où il a donné cinq concerts en janvier 1893, dix mois avant sa mort. Photo Domaine public

Lyrique, mélodique, rythmique, ludique parfois, sa musique universelle, métissage de différents styles et écoles, demeure la quintessence magistrale de l’ère romantique. Avec la perspicacité d’un vrai penseur, l’intuition d’un grand artiste, Piotr Ilitch Tchaïkovski, dont on commémore cette année le 180e anniversaire (1840-1893), a soulevé des questions philosophiques fondamentales sur le destin de l’homme et de l’humanité dans son ensemble, en alliant habilement drame et tragédie. Tchaïkovski a influencé ses contemporains indépendamment de leurs tendances créatives et du penchant de leur pensée musicale, et son influence a été encore plus considérable sur la postérité. Ses élèves Sergueï Taneïev, puis Alexandre Scriabine et plus tard Sergueï Rachmaninov ont poursuivi la voie traditionnelle de la culture musicale russe reprise par Tchaïkovski de son aîné Mikhaïl Glinka. Mais l’universalité de ses thèmes musicaux et son influence sur ses pairs expliquent-elles à elles seules la notoriété et la longévité d’un artiste ?

« Russe jusqu’à la moelle »

Pour le musicologue français et spécialiste de la musique russe André Lischke, il n’y a pas toujours d’explication parfaitement rationnelle à cette question. « Pour ma part, dit-il, j’aime utiliser ce terme mécanique, très paradoxal dans un contexte artistique, de “courroie de transmission”. C’est cette parfaite adéquation qui s’établit entre les combinaisons sonores créées par le compositeur et notre réceptivité émotionnelle. » Certains compositeurs, selon lui, l’ont réussie temporairement, d’autres lui ont permis de se perpétuer et de traverser les siècles. « Tchaïkovski est de ceux-là », affirme-t-il en expliquant que parmi tous les compositeurs russes du XIXe siècle, Piotr Ilitch demeure celui qui a le catalogue d’œuvres le plus abondant, et le seul qui ait pratiqué absolument tous les genres musicaux existants : opéras, ballets, symphonies et poèmes symphoniques, concertos, musique de chambre, œuvres pour piano, mélodies, cantates, chœurs sacrés et profanes.

Le musicologue de renom ajoute que si l’on a parfois qualifié Tchaïkovski, avec une nuance péjorative, de « cosmopolite » et d’« éclectique », c’est justement parce qu’il avait une ouverture d’esprit créatif envers toutes les possibilités que lui offrait la musique savante : « Il a intégré toutes les influences de son époque et de celles qui l’ont précédé : musique française, italienne, allemande, admiration pour Mozart qui a souvent été le mal-aimé des Russes, et aussi, il faut le rappeler, la musique populaire russe qu’il a souvent intégrée dans ses œuvres, ce à quoi on n’a pas toujours prêté une attention suffisante » comme, par exemple, le final du premier concerto pour piano, écrit sur le thème d’une danse ukrainienne. Par ailleurs, le musicologue souligne que l’héritage national russe s’inscrit chez Tchaïkovski dans un contexte général plus diversifié et de ce fait moins « exotique » que chez ses contemporains tels que Moussorgski, Rimski-Korsakov ou Borodine. Il n’empêche que la sensibilité russe était incontournable dans l’ensemble des chefs-d’œuvre de Piotr Ilitch, lui qui affirmait avec force et détermination : « Je suis russe, russe jusqu’à la moelle des os. »

« Il n’aimait pas Wagner »

Pour faire un bilan du compositeur, il précise : « Il est le compositeur russe le plus joué dans le monde entier, et même si l’ensemble de son œuvre n’a pas toujours une valeur égale (il y a chez lui des compositions moins réussies comme la Fantaisie pour piano et orchestre, ou la grande Sonate pour piano), on ne cesse de redécouvrir certaines partitions qui étaient trop longtemps restées méconnues. » Quant à son testament musical, Tchaïkovski a transmis « un message fondamental : il n’est pas nécessaire d’être “d’avant-garde”, ni “révolutionnaire par rapport à son époque” pour être viable. Tchaïkovski a toujours affirmé et assumé son conservatisme ». D’ailleurs, il n’aimait pas Wagner, il a assisté à l’inauguration de Bayreuth, s’est fort ennuyé à l’écoute de la Tétralogie et a déclaré son refus de la réforme wagnérienne, mais Lischke insiste à noter que « malgré tout cela, Tchaïkovski a reconnu par la suite que si Wagner n’avait pas existé, il aurait lui-même écrit différemment. Et aujourd’hui, sa musique n’est pas moins jouée que celle de Wagner ! »

Optimiste, Lischke estime que les œuvres incontournables conservent leur place, mais d’autres s’y ajoutent de plus en plus souvent, surtout en France qui, d’après lui, a longtemps souffert de certains blocages esthétiques, en des temps où les jugements musicaux étaient « sous la coupe du totalitarisme sériel » : « N’a-t-on pas longtemps affirmé en France que Tchaïkovski et Rachmaninov, par exemple, étaient de la musique “de mauvais goût” ? Et on a dit la même chose de Mahler, de Sibelius… Aujourd’hui ces anathèmes n’ont absolument plus cours, ou en tout cas ils n’ont plus aucune influence. La curiosité d’esprit est en bonne voie. »

Et le spécialiste français de conclure : « La musique transcende toutes les frontières. Faites preuve d’inventivité, fouillez dans les catalogues d’œuvres, recherchez des thèmes, des mises en regard qui stimulent l’intérêt, l’imagination. Avec les moyens techniques d’aujourd’hui, tout est à votre disposition, et les réticences culturelles n’ont plus d’excuses ! »



André Lischke, musicologue français spécialiste de la musique russe. Photo DR

André Lischke, carte de visite

Né à Paris en 1952 dans une famille d’ascendance germano-balte, André Lischke, fils et petit-fils d’émigrés russes, est considéré aujourd’hui comme l’un des plus grands experts de la musique russe et de Tchaïkovski en particulier : « J’ai fait du piano, j’ai étudié l’écriture musicale, je me suis brièvement adonné à la composition, j’ai eu une passion pour l’orgue, je me suis essayé à la direction d’orchestre. Tout cela m’a confirmé que je n’étais pas fait pour devenir un musicien interprète, mais m’a donné une curiosité d’esprit qui m’a finalement orienté vers la musicologie », indique celui qui a rejoint la classe de remarquables maîtres dont Michel Guiomar à la Schola Cantorum de Paris, puis Norbert Dufourcq et Yves Gérard au Conservatoire de Paris. Il devient alors journaliste, musicographe, présentateur d’émissions musicales à la radio, directeur artistique de la firme Le Chant du monde, et la liste est loin d’être exhaustive. « C’était le pic des années bénies de la perestroïka », déclare Lischke. Dans ces mêmes années, les éditions Fayard lui commandent un ouvrage dédié à Tchaïkovski et c’est grâce à des amis dans le monde musicologique de Moscou qu’il parvient à « avoir accès à ses lettres et ses manuscrits musicaux, et donc travailler sur des sources de première main ». Après sa monographie sur Piotr Ilitch, il publie un complément, Tchaïkovski au miroir de ses écrits. Ces deux publications constituent alors sa thèse de doctorat. En 1998, il commence à enseigner à l’Université d’Évry, au département arts-musique fondé par Jean-Pierre Armengaud, et prend, cette année, « à contrecœur », sa retraite

Lyrique, mélodique, rythmique, ludique parfois, sa musique universelle, métissage de différents styles et écoles, demeure la quintessence magistrale de l’ère romantique. Avec la perspicacité d’un vrai penseur, l’intuition d’un grand artiste, Piotr Ilitch Tchaïkovski, dont on commémore cette année le 180e anniversaire (1840-1893), a soulevé des questions philosophiques...

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