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Agenda - Hommage à Huguette Caland

L’affranchie

Huguette Caland. Archives L'Orient-Le Jour

Huguette, il faut que j’aille chercher ton visage pour t’écrire. Ton superbe visage, imprenable, grand ouvert, chaleureux, insondable, jamais hautain, parfaitement dessiné – comme par ta propre main – où tes yeux et ta bouche s’offraient la vie sans compter, de près, de loin : à portée de lèvres et sous verre comme dans un laboratoire. Tu poussais l’expérience jusqu’à ses dernières limites : tu expérimentais. Tu observais et tu t’observais d’un même œil amusé, ravi et sans pitié. Il n’y avait chez toi pas l’once d’une haine. Tu étais la bienveillance en personne et la personne la plus dénuée de mièvrerie qui se puisse imaginer. Il faut que je me moque un peu de la mort comme tu t’en moquais pour faire durer l’illusion qu’elle n’a pas frappé, pour continuer cette lettre. Il faut que je fasse tomber tes cheveux et que je pose ton beau crâne presque chauve sur ton corps de baleine que tu appelais si joliment « mon excédent de bagages ». Il faut que j’oublie la force aussi imperturbable que vivante de ta présence pour oser la refaire avec des mots. Il faut que je fasse deux choses à la fois : que je rie pour rester à ta hauteur et que je laisse couler mes larmes pour être moi-même.

Tu regrettais parfois mon « intransigeance », et moi ton peu d’égard pour une certaine morale. Ce peu d’égard t’a libérée de tout, hormis de l’essentiel : la rigueur. Tu as fait l’impensable : tu t’es affranchie de toute inhibition, de tout tabou, avec rigueur. En ce sens, tu as été unique. Absolument unique. Le cap de ton imaginaire était d’aller là où tu voulais, là où t’appelaient la joie, l’intelligence, l’aventure, à la condition de suivre les pentes qui montent. La précision de tes gestes, de ton regard, de tes mots te mettait – quoi que tu fasses, quoi que tu dises – à l’abri du faux pas, de la faute de goût. Ta justesse, au pays du fantasme, était sidérante. Tes phrases lapidaires étaient neuf fois sur dix des aphorismes que je ne parvenais à noter qu’une fois sur dix tant j’étais sous le coup désarmant de leurs coups lapidaires. Fille de Béchara el-Khoury, nièce de Michel Chiha, tu étais celle qui disait sans broncher : « Le Liban est le seul pays au monde où il y a plus de lèche-culs que de culs à lécher. » Tu dressais ton portrait à la manière du XVIIIe : « J’étais jolie, je pesais 108 kilos, je me promenais avec un face-à-main et je croyais que je passais inaperçue. » Sur son lit de mort, la marquise de Tencin se confessait sur le même ton : « Mon père, j’étais jeune, j’étais jolie, on me l’a dit, je l’ai cru, jugez du reste ! »

Tu as été une grande peintre, tu aurais pu être une grande écrivaine. Tu avais le sens du raccourci, de la drôlerie qui triomphe sans insister, de l’instant où commencer, où s’arrêter, du détail qui fait surgir la fresque. Tu menais de pair ta cruauté et ton humanité en dressant des lignes où ne tremblait que la couleur : « Je suis infirme d’admiration, mais pas infirme d’amour », me disais-tu. Tu ne te plaignais de rien, tu étais là pour toi d’abord, pour les autres ensuite, si bien que les autres étaient comblés d’avoir si peu à faire pour recevoir beaucoup. Tu le disais avec ces mots-là : « J’ai eu une relation privilégiée avec la plupart des gens avec qui j’ai eu une relation. » Un jour de mai 2001, nous avons inventé, toi et moi, dans un éclat de rire, un contre-Croissant fertile. Tu l’as nommé, triomphante : Le Croissant stérile. Nous avons aussitôt rempli en une demi-heure le petit carnet de la région dont nous rêvions. Tu avais écrit la première phrase : « Parle-moi un peu de notre Croissant stérile. » J’avais écrit la suivante : « Quand un Damascène rencontrera un Beyrouthin à Jérusalem, il ne lui demandera pas », tu avais enchaîné : « Est-ce que le baklawa est meilleur chez vous ? » Et nous avons joué comme des gamines à effacer puis à refaire le monde en miettes qu’un siècle de bêtises et de guerres avait démoli. Tu avais dessiné le drapeau de cette nouvelle région et tu l’avais décrit : le cèdre vert irait bien sûr, l’étoile de David jaune et le croissant de lune argenté.

Tu avais ajouté : « Le mur des Lamentations sera utilisé quotidiennement par tous les mécontents pour exprimer leurs doléances et lui confier (au mur bien sûr) leurs lamentations. Tout cela accompagné de versets talmudiques, des prières de muezzins et de cloches d’église – sans haut-parleurs – qui seraient en tout cas bannis pour de bon et pour toujours (tout en étant bien entendu des décisions à caractère temporaire). »

« Qu’est-ce qu’un pays, Huguette? » t’avais-je demandé.

« Un paysage », avais-tu répondu.

De ce paysage, de ce pays sage, tu es l’arbre au milieu du jardin qui, au-dessus d’un tronc géant, impassible, reçoit le mouvement dans ses branches.

À ta fille Brigitte, la compagne magnifique de tes dernières années, alors que tu vivais emmurée dans ton corps, j’ai demandé il y a quelques jours : « Si ta mère était un arbre, quel arbre ce serait ? » Elle m’a répondu aussitôt : « Le datura de son jardin parce que cet arbre est à la fois de toute beauté et empoisonné. »

Huguette, que vivent à jamais ta beauté et son poison, à travers nos mémoires, à travers ton œuvre au délire parfaitement maîtrisé, coloré, transcendé. Que vive le datura, cette herbe des magiciens que tu as semée dans tes toiles et dans ta vie, avec un courage, un culot, une liberté, une élégance et un aplomb incomparables. Ici, tu me pardonneras l’excès d’adjectifs ; il n’est pas excessif, il salue l’envergure avec laquelle tu as promu tes propres excès au rang de sagesse ancestrale.



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