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Moyen Orient et Monde - Décryptage

Accord de paix Éthiopie-Érythrée : l’Arabie saoudite marque trois points

Le royaume wahhabite a accueilli les dirigeants des deux pays voisins le 16 septembre à Djeddah pour mettre fin à un conflit qui a duré des décennies.

Le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed et le président érythréen Isaias Afwerki entourant le roi saoudien Salmane ben Abdelaziz al-Saoud, à Djeddah. Bandar al-Jaloud/AFP

Le rapprochement des deux frères ennemis de la Corne de l’Afrique, initié en juin dernier, a atteint son point culminant ce mois-ci, avec la signature par le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed et le président érythréen Isaias Afwerki, le 16 septembre, d’un accord de paix à Djeddah, en Arabie saoudite, qui met théoriquement fin à des décennies de conflit. Le rôle joué par l’Arabie saoudite dans la conclusion de cet accord ne devrait pas être occulté : c’est devant le roi saoudien Salmane ben Abdelaziz al-Saoud, son fils le prince héritier Mohammad ben Salmane, le ministre saoudien des Affaires étrangères, Adel el-Jubair, et le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, que l’accord a été signé. Outre le prestige qu’il tire de ce rôle de faiseur de paix, Riyad avance un pion se voulant triplement important sur son échiquier géopolitique. D’abord, il marque un point dans l’imposition de son influence dans la région de la mer Rouge, hautement stratégique pour le commerce mondial, et sur laquelle le royaume jouit d’une côte longue de 1 800 km ; ensuite, il renforce sa présence dans la nouvelle ruée vers l’Afrique des grandes, moyennes et petites puissances (telles que l’Allemagne, la Chine, les États-Unis, les Émirats arabes unis, la France, l’Iran, Israël, le Maroc et le Royaume-Uni, pour ne citer qu’eux) ; enfin, il s’affirme sur un dossier dans le cadre de la guerre froide régionale qui l’oppose principalement à l’Iran.


Région hautement stratégique pour le commerce mondial

La mer Rouge, qui relie l’océan Indien à la mer Méditerranée, a une importance hautement stratégique pour le commerce mondial : dix pour cent du commerce maritime mondial y circule, selon le président de la Red Sea Foundation, un think tank créé en 2016, dont le but est de « soutenir le développement de la région de la mer Rouge en tant que prochain marché émergent », et basé justement à Djeddah. « La mer Rouge est une importante route commerciale, c’est un couloir pour envoyer le pétrole et le gaz du golfe Arabo-Persique en Méditerranée, et inversement pour envoyer les produits européens et russes vers l’océan Indien », explique Léonard Vincent, journaliste spécialiste de l’Afrique de l’Est et auteur de Les Érythréens, à L’Orient-Le Jour.

En estampillant l’accord de paix érythro-éthiopien, l’Arabie saoudite contribue à initier l’effet domino pour la paix dans la Corne de l’Afrique en sortant l’Érythrée, pays constamment sur le pied de guerre et membre observateur de la Ligue arabe, de son isolement. M. Guterres a d’ailleurs souligné lors de son allocution à Djeddah qu’il y a « un vent d’espoir dans la Corne de l’Afrique. Ce n’est pas seulement la paix entre l’Éthiopie et l’Érythrée – c’est le fait que demain et après-demain nous aurons, ici en Arabie saoudite, le président de Djibouti et le président de l’Érythrée – deux pays qui se sont également opposés l’un à l’autre ». Contribuant à plus de sécurité dans le couloir commercial qu’est la mer Rouge à travers la facilitation des processus de paix entre les pays de la Corne de l’Afrique, l’Arabie saoudite pourrait donc gagner en prestige.


Parrainer l’accord pour renforcer sa présence en Afrique

« La paix a été faite il y a des mois, de sorte que la cérémonie en Arabie saoudite n’a été qu’une formalité. Je soupçonne que le motif était de gagner en prestige et de s’attribuer le mérite de faire la paix », estime ainsi Goitom Gebreluel, doctorant à l’Université de Cambridge, spécialiste des relations internationales et des études comparatives de la Corne de l’Afrique, interrogé par L’OLJ. Mais faire signer l’accord à Djeddah permet aux Saoudiens d’en tirer certains bénéfices, partagés avec les acteurs principaux. Car l’Éthiopie et l’Érythrée ont beaucoup à gagner économiquement : le premier est enclavé depuis la sécession du second en 1993, qui s’est pour sa part retrouvé isolé. La paix permet donc à l’Éthiopie de « retrouver l’accès aux ports » érythréens en eaux profondes sur la mer Rouge, notamment celui d’Assab, alors que l’Érythrée « a été convaincue que l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et les États-Unis seront des partenaires dans les domaines financier, énergétique et de l’agriculture », souligne M. Vincent. Être le parrain de cette paix permet à l’Arabie saoudite d’investir dans ces pays, et par extension dans la sous-région et sur le continent. Ce faisant, Riyad accroîtrait sa présence et son influence sur le continent africain autrement qu’à travers l’exportation d’une doctrine religieuse visant les populations musulmanes des pays africains. Il renforcerait également sa présence sur le continent par rapport à l’Iran, qui a prouvé qu’il est tout aussi capable d’instrumentaliser sa doctrine religieuse.


Guerre froide régionale

Concernant la mer Rouge et le détroit de Bab el-Mandeb qui en commande l’accès par le sud, les Saoudiens avaient dû ordonner la suspension de leurs cargaisons de pétrole en juillet dernier, après l’attaque d’un de leurs pétroliers par les rebelles yéménites houthis, soutenus par l’Iran dans la guerre qui fait rage au Yémen, et où l’Arabie saoudite et son allié les Émirats arabes unis soutiennent militairement le gouvernement yéménite. Le contrôle et la sécurisation de ce détroit sont donc cruciaux pour le camp saoudo-émirati pour des raisons économiques et géopolitiques, mais aussi pour des raisons stratégiques et militaires. M. Vincent rappelle d’ailleurs que les Émirats ont « une base navale à Assab, d’où ils mènent des opérations vers le Yémen ». Initialement, c’était le Qatar qui menait une politique étrangère active dans la Corne de l’Afrique. Doha percevait l’Érythrée, pays isolé et pauvre, comme une porte d’entrée dans la région à travers un soutien financier dont Asmara avait grandement besoin. Mais leur relation s’est arrêtée après « une brouille dont les raisons restent inconnues », indique M. Vincent. Les Saoudiens et les Émiratis ont ensuite comblé le vide afin de se donner les moyens de leur stratégie de politique étrangère.

Sur les trois couloirs étroits du Moyen-Orient, le canal de Suez, le détroit d’Ormuz et le détroit de Bab el-Mandeb, les Égyptiens et les Iraniens en contrôlent chacun un, et l’Arabie saoudite et son allié émirati aimeraient contrôler le troisième. « L’Arabie saoudite et les Émirats ont montré très peu d’intérêt pour la Corne de l’Afrique au cours des dernières décennies. Ce n’est que ces dernières années et alors que leur rivalité avec l’Iran s’est intensifiée au Yémen qu’ils ont commencé à s’y impliquer. Cette implication est principalement motivée par la rivalité avec l’Iran », estime M. Gebreluel, qui n’exclut pas le fait qu’ils « pourraient avoir d’autres intérêts stratégiques pour contrôler la mer Rouge ».

Dans la paix parrainée par l’Arabie saoudite, le royaume cherche donc à consolider sa posture vis-à-vis de l’Iran, et même de l’Égypte. Il cherche aussi à renforcer sa place dans l’avenir prometteur et séduisant de l’économie africaine, et gagner en prestige au niveau international. D’ailleurs, beaucoup d’acteurs internationaux trouvent leurs intérêts dans cet accord. Outre la sécurisation bienvenue par leurs alliés arabes d’une route commerciale internationale, les États-Unis voient d’un bon œil la résolution d’un conflit pour leur allié éthiopien dans « la guerre contre le terrorisme ». Pour leur part, les Européens espèrent que la paix aboutira, et avec elle la « réduction de l’afflux du nombre de migrants vers l’Europe en provenance de l’Érythrée », rappelle M. Vincent. Les Japonais et les Chinois, dont les seules bases à l’étranger se trouvent à Djibouti, pourraient aussi louer une paix régionale, qui ne serait que positive pour le commerce mondial.

Les Saoudiens ont donc marqué trois points, mais il ne faut pas oublier que ce n’est pas la première fois que les Éthiopiens et Érythréens font la paix. Après leur séparation pacifique de 1993, saluée dans le monde entier et qui mettait fin à un conflit armé, ils se sont livré une guerre de deux ans, qui a coûté la vie à plus de 100 000 personnes. Si l’histoire se répétait, Riyad ne récolterait pas ce qu’il a aidé à semer.


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