L’auteure de bandes dessinées Zeina Abi Rached et l’architecte Camille Tarazi se sont retrouvés à l’Institut du monde arabe à Paris pour mettre en regard leurs archives familiales beyrouthines et les œuvres qui en ont découlé.
C’est Leïla Shahid qui a organisé cette rencontre, devant un public qui a pu voyager dans un Liban d’avant-guerre, en s’appuyant sur les projections de différentes archives, photographies, cartes postales, lettres, documents officiels… La présidente de la société des amis de l’Institut du monde arabe a d’emblée insisté sur la perspective historique de son initiative : « Le Machrek n’a pas toujours été un monde de frontières et de divisions, mais au contraire l’espace d’un extraordinaire brassage, que les jeunes ne connaissent pas suffisamment. »
Zeina Abi Rached, auteure du roman graphique Le piano oriental, paru en 2015, a puisé son inspiration dans l’histoire de son ancêtre, Abdallah Chahine, qui est l’inventeur d’un piano jouant des quarts de ton. « Toute sa vie, il a cherché à relier le piano et la musique orientale. Il a trouvé un mécanisme pour installer une pédale permettant le décalage des marteaux en quart de ton. Lorsqu’on la relâche, le clavier redevient tempéré. » Et la graphiste pétillante de relater à l’aide de supports visuels multiples la saga de ce « piano bilingue », réalisé en 1959 par un facteur de piano viennois, en un exemplaire unique, qui trône toujours dans le salon familial, « métaphore de tous ceux qui vivent entre deux langues, entre deux pays ». Elle ajoute avec humour : « Ce piano incarne une étrange juxtaposition de deux visions du monde, je les porte en moi et je ne veux pas choisir. Ce serait comme ouvrir sa fenêtre à Paris et s’attendre à voir la mer. » Différentes photographies qui représentent le Beyrouth des années 60 lui ont permis de restituer la ville avec une minutie stylisée. « Je voulais aussi faire entendre le bruit de la ville : les souks, les marchands ambulants, les chaussures italiennes neuves qui crissent… Le son est le personnage principal de mon livre », explique-t-elle.
Archéologie de la mémoire
Camille Tarazi a publié en 2015 un très beau livre intitulé Vitrine de l’Orient, où il retrace le parcours de sa famille à travers des archives familiales riches qui remontent à l’époque ottomane et qui illustrent la carrière d’antiquaires, d’éditeurs de cartes postales, d’ébénistes et d’hôteliers de ses ancêtres. Architecte de formation, celui qui s’est livré à « l’archéologie de la mémoire » dans une région où « on n’a pas assez le souci de garder des traces écrites du passé » intègre l’entreprise familiale, spécialisée dans la création et l’exécution de boiseries et meubles orientaux, en 1996. Parallèlement, il se lance dans des recherches généalogiques. « J’ai complété l’arbre généalogique de mon grand-père, j’ai visité des cimetières à Beyrouth et Damas, et recherché toutes sortes d’archives en France et en Allemagne notamment, pour faire parler le passé », dit-il. Les premières traces de la famille Tarazi se trouvent en Turquie, qu’elle quitte en 1787 pour s’installer à Damas. Après les massacres de 1860, les Tarazi s’installent à Beyrouth et Dimitri Tarazi ouvre une boutique d’antiquités et d’art oriental avec son frère. C’est la première d’une longue série à Jérusalem, Damas, Alexandrie, Rabat puis à Téhéran, Khartoum et même New York.
Pour Leïla Shahid, qui fut déléguée générale de l’Autorité palestinienne en France puis ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne, de la Belgique et du Luxembourg, l’histoire de la famille Tarazi illustre bien la fluidité des déplacements entre les différentes cités arabes au début du XXe siècle, « ce qui n’est plus du tout le cas aujourd’hui, où des villes entières ont été détruites en Syrie et en Irak, avec une volonté d’annihiler les musées et les sites archéologiques ». Quelques éléments emblématiques des réalisations de la famille Tarazi sont projetés devant le public : un trône en bois sculpté, livré en 1900 au sultan Abdulhamid II, le salon du palais Alfred Sursock, le palais Karamé à Tripoli, la restauration de la Résidence des Pins, le restaurant Liza à Paris…Devant les photographies qui ressuscitent les rues animées de la Beyrouth d’avant-guerre, dont émane une certaine douceur de vivre, une certaine nostalgie se fait sentir et fait réagir Zeina Abi Rached : « Après la guerre, en 1991, mon père m’a fait visiter Beyrouth en me désignant des endroits renommés comme le cinéma Rivoli ou la Pâtisserie Suisse, mais je ne voyais que des gravats. Les gens parlent de ces lieux comme s’ils existaient encore, j’ai voulu les retrouver. Notre génération a connu cette ville détruite, nous en cherchons les traces. » Et peut-être d’autant plus dans un présent où certains ne se reconnaissent plus.
Quels souvenirs , j'ai connu tout ça....
17 h 21, le 27 juin 2018