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Ces quinze hommes qui ont changé la face du Proche-Orient - La saga de l'été*

#13 Saddam et Gomorrhe

Pendant plus de 25 ans, le despote de Tikrit a fait trembler l'Irak.

Saddam Hussein durant son procès, en 2006. David Furst/AFP

Chaque nom tombe comme un couperet, suivi des murmures apeurés de la foule. De temps à autre, un homme se lève et crie : «Longue vie à Saddam ! Longue vie au Baas ! »
En ce 22 juillet 1979, la chaleur suffocante dans cette grande salle d'un centre de conférences au cœur de Bagdad résiste à la climatisation. Serrés en rangs d'oignons, tous les membres importants du parti Baas sont arrivés un peu plus tôt, convoqués d'urgence et sans trop savoir ce qui les attend. Jusqu'à ce que Saddam Hussein prenne la parole. Et qu'ils comprennent très vite l'importance de la scène à laquelle ils sont en train d'assister.


Celui qui, moins d'une semaine plus tôt, a poussé son oncle par alliance et président de la République Ahmad Hassan el-Bakr à la démission pour le remplacer – selon la version officielle, Bakr est trop malade pour se maintenir dans ses fonctions – affirme avoir découvert une cinquième colonne au sein du parti. Il laisse alors la parole au secrétaire général du conseil de commandement de la révolution, Mouhyi Abdel Hussein Machhadi, apparu de derrière un rideau. Torturé des jours durant, ce dernier n'est plus que l'ombre de lui-même, les séquelles physiques sont visibles. D'une voix faible, il révèle avoir mis sur pied un complot avec l'aide de la branche syrienne du parti et certaines personnes présentes dans l'assemblée, dans le but de renverser le commandement. Il jette parfois un coup d'œil apeuré à Saddam, comme pour s'assurer de son satisfecit. Durant la pseudo-confession de Machhadi, le nouveau président irakien ne dit presque rien. Décontracté, renversé en arrière dans un confortable fauteuil en cuir placé en hauteur sur une estrade, il se contente de fumer un gros cigare cubain, récemment offert par son « ami » Fidel Castro, balayant la salle du regard. Lorsque Machhadi commence à nommer ses complices, ils sont tour à tour emmenés par des gardes hors de la salle. Ce n'est que quand la liste s'allonge que la peur devient palpable. Au total, 68 personnes sont arrêtées. Un tiers d'entre elles seront sommairement exécutées dans les heures qui suivent la «confession » de Machhadi par des membres du parti auxquels une arme est tendue dès leur sortie de la salle. Ils n'ont pas le choix.

Très vite, les détails de la purge circulent, et pour cause : toute cette mascarade a été filmée et des cassettes vidéo sont distribuées à travers le pays. Le message est clair : Saddam est officiellement le maître du pays.


Au cours des semaines suivantes, des centaines de membres du Baas seront arrêtés. La plupart seront torturés puis exécutés. Seuls quelques-uns sont relâchés pour servir d'exemple. Des doutes subsistent aujourd'hui encore quant à la réalité de cette conspiration syro-irakienne au sein du parti. Ce qui est certain, en revanche, c'est qu'il existait bel et bien un groupe de baassistes, comme Machhadi, opposés à la démission de Bakr et à son remplacement par Saddam. Le président irakien ne tarde pas à renvoyer l'ambassadeur syrien ainsi
que le reste du personnel de l'ambassade ; Damas fait de même. En avril 1982, en plein conflit Irak-Iran, la Syrie ferme sa frontière avec l'Irak pour empêcher tout trafic d'armes entre les deux pays et ferme le pipeline syro-irakien. Les liens entre les deux gouvernements sont officiellement rompus, jusqu'à la chute de Saddam Hussein en 2003.

 

Coquetterie
Quand le « complot » baassiste est révélé, il est déjà – officieusement – l'homme fort du pays. Il a joué un rôle déterminant lors du coup d'État de 1968, dix ans plus tôt, qui permet au Baas de prendre le pouvoir. Il a intégré le parti en 1956, à 19 ans, et croit dur comme fer à son idéologie. À tel point qu'il participe à des tentatives de coups d'État qui échouent: en 1956 contre le souverain ; en 1959 contre le général Abdel Karim Kassem, lui-même responsable du renversement de la monarchie et de l'instauration de la république un an plus tôt – l'assassinat de Kassem aurait été commandité par le président égyptien Gamal Abdel Nasser ; enfin, en 1964, contre le président Abdel Salam Aref. Cette fois-ci, il ne réussit pas à échapper aux hommes de Aref et reste en prison pendant deux ans, avant de s'échapper pour créer une cellule secrète avec des membres de son parti.


Tout change en 1968. Le Baas arrive au pouvoir et Saddam monte très vite les échelons de la hiérarchie. À 31 ans, il prend la tête des services de sécurité, devient vice-président du bureau révolutionnaire ainsi que vice-président de la République.
Fasciné par Staline, celui qui se considère comme le grand oncle de l'Irak, fait ériger statue sur statue, commande des portraits géants de lui-même. Rien n'est trop grand, ni trop beau, pour Saddam. Son ego surdimensionné le pousse même à commander un film biographique de six heures à Terence Young, un cinéaste britannique célèbre ayant entre autres réalisé certains des James Bond les plus connus. Le film ne sera jamais terminé.
Il se dit également descendant du prophète Mahomet. À tel point qu'il fait faire à la fin des années 1990 un exemplaire manuscrit de 600 pages du Coran avec 27 litres de son propre sang, exemplaire aujourd'hui exposé au musée national de Bagdad. Non qu'il soit particulièrement fervent, mais la religion, qu'il utilise comme une arme, consolide son pouvoir, et c'est ce qui prime sur le reste. Il appellera d'ailleurs les Irakiens au jihad lors de l'invasion américaine de 2003.


Derrière ce culte de la personnalité, il y avait une coquetterie particulièrement développée. Il se teint les cheveux et la moustache, soigne son apparence, s'oblige à faire du sport malgré son emploi du temps chargé. Il a une piscine dans chacun de ses vingt palais et fait des longueurs dès qu'il en a l'occasion. Seuls trois petits points bleus tatoués sur la main droite trahissent son appartenance tribale. Pour beaucoup d'hommes qui l'ont connu, son érudition, ses costumes, son ton appliqué, ses dehors éduqués ne sont toutefois qu'un fin vernis qui lui permet de paraître civilisé aux yeux du monde. Selon eux, il n'a toujours été qu'un paysan violent et impitoyable.

 

Les yeux rouges d'avoir pleuré...
Il est également obsédé par les microbes – il prône constamment une hygiène impeccable – et profondément paranoïaque. Sa nourriture est systématiquement goûtée. Quand il visite l'une de ses résidences, il exige que l'eau de la piscine soit testée chaque heure pour vérifier qu'aucun poison n'a été mélangé à l'eau. Et quand il dort, ce qu'il fait à peine, ce n'est jamais au même endroit, ni même dans le même lit. Pas étonnant qu'il ait une affection particulière pour le cinéma américain d'un certain genre, surtout les figures mafieuses. Parmi ses films préférés, Scarface et la trilogie du Parrain. Il est aussi passionné des films en rapport avec l'espionnage, les complots : Chacal, Enemy of the State, les James Bond... Il les regarde en boucle.


Soucieux de préserver les apparences dans tous les domaines, il tient à faire de son pays un exemple de modernité dans le monde arabe, et y parviendra quelque temps. Il rénove l'infrastructure, l'industrie et le système de santé du pays. Il a également amélioré les services sociaux, le système éducatif et l'agriculture. Le programme d'alphabétisation devient obligatoire – sous peine d'écoper de trois ans de prison. La nationalisation de l'industrie pétrolière contribue à injecter des sommes massives dans les caisses de l'État.
Il développe en parallèle un programme nucléaire, des armes chimiques et un appareil sécuritaire de terreur. Il torture allègrement : bains d'acide, crochets de boucher, moulinettes, assassinats à grande échelle, viols, tous les moyens sont bons. Quand il punit un opposant ou un traître, il punit également sa famille et ses proches. Et, surtout, il en fait un spectacle. Rien de tel pour faire s'agenouiller un peuple. Pour cette raison, il laisse les corps de 14 hommes pendus pour trahison au profit d'Israël se balancer au bout d'une corde sur une place publique. Entre 1981 et 1982, il fait exécuter plus de 3 000 Irakiens pour diverses raisons. L'un de ses généraux ayant dit du mal de lui, il lui fait couper la langue, avant de le condamner à mort. Histoire de faire passer le message, il fit exécuter son fils et jeter à la rue sa femme et ses autres enfants. L'intimidation devient quotidienne, la cruauté banale. Ses gardes, bien connus de la population, sont terrifiants. Il est tellement haï qu'une multitude de rumeurs circulent, deviennent vraies à force d'être répétées, contribuant à la légende. Il aurait tué une jeune femme après une nuit torride, il aurait eu des enfants hors mariage, il aurait régulièrement choisi de jeunes vierges pour partager sa couche...


L'inconsistance est l'une des caractéristiques de Saddam. Il est connu pour avoir pleuré ces mêmes exécutions qu'il ordonne. Peu après son arrivée au pouvoir, après une série particulièrement longue d'exécutions, il s'enferma dans sa chambre, dont il ne sortit que deux jours plus tard, les yeux rouges d'avoir pleuré...


Dans son cercle d'intimes, les scrupules ne l'étouffent pourtant pas. Il se débarrasse de son beau-frère et ami d'enfance, le général Adnan Khairallah, quand ce dernier devient connu. Quand ses deux gendres et cousins, le général Hussein Kamel Hassan et son frère Saddam, fuient en Jordanie en août 1995, ils révèlent des secrets d'État, notamment en ce qui concerne les programmes d'armes nucléaires, chimiques et biologiques. Pis, ils appellent à un renversement du gouvernement. Quand ils rentrent à Bagdad pour des raisons inexpliquées quelques mois plus tard, ils sont mystérieusement assassinés chez eux.

 

« Que la communauté internationale aille se faire foutre »
Pour lui, la fin justifie les moyens. Comme la guerre de huit ans qu'il déclare à l'Iran, de 1980 à 1988. Il est, après tout, le rempart contre l'invasion perse qui gronde depuis la révolution islamique de 1979. Du côté de la communauté internationale, silence radio face aux attaques aux armes chimiques, utilisées dès 1983, contre l'armée iranienne et les populations civiles. Plusieurs dizaines de milliers de victimes iraniennes sont à déplorer suite à ces attaques. La population kurde est également visée: le 17 mars 1988, l'armée irakienne utilise des armes chimiques et biologiques sur la ville kurde de Halabja, faisant plus de 5 000 morts. Avant les attaques, Ali Hassan el-Majid dit « Ali le chimique », homme de main de Saddam dont il est le cousin, n'hésite pas à fanfaronner : « Je vais les tuer tous avec des armes chimiques ! Qui va dire quelque chose ? La communauté internationale ? Qu'elle aille se faire foutre ! » Malgré tout, les États-Unis, l'Union soviétique, les pays du Golfe, l'Égypte sont autant de soutiens pour Saddam que l'Iran est quasi isolé, en dépit d'une aide conséquente... d'Israël.


Après la guerre dévastatrice contre l'Iran, qui a coûté des dizaines de milliards de dollars empruntés aux monarchies du Golfe, Saddam Hussein se retourne contre le Koweït. Il demande à l'émirat, qu'il considère comme faisant partie intégrante de l'Irak, de réduire sa production de pétrole, ce qui lui permettrait de rentrer dans ses frais. Le Koweït refuse. Il n'en faut pas plus au président irakien pour envahir et annexer l'émirat, qu'il accuse aussi de forer du côté irakien de la frontière commune. L'occupation dure sept mois, au terme desquels une coalition internationale, composée d'une trentaine de pays, intervient. La guerre du Golfe commence. Les conséquences sont terribles, les pertes humaines et matérielles innombrables.
En cette année 1991, l'insurrection gronde en Irak même, mais ne dure que quelques semaines. La débâcle militaire des forces de Saddam au Koweït pousse des milliers de déserteurs, puis de Kurdes, dans les rues. À Bassora d'abord, dans le reste du pays ensuite, au Kurdistan enfin. Kurdes et insurgés majoritairement chiites ne font toutefois pas le poids face aux blindés du tyran, qui va jusqu'à assécher plus de 90 % des marais, une véritable catastrophe écologique, pour en déloger les rebelles. La répression fait des dizaines de milliers de morts – certaines sources vont jusqu'à affirmer que 750 000 personnes perdent la vie.

 

« Moqtada ! Moqtada ! »
Le procès puis l'exécution rapidement expédiée du dictateur irakien au terme de la deuxième guerre du Golfe ont par conséquent un parfum de revanche. Capturé en décembre 2003 par les forces américaines après neuf mois de traque, il est affaibli, hirsute, sale. Il n'a plus rien à voir avec le chef d'État soigné et parfumé qui avait horreur de la saleté. Son procès entaché d'irrégularités face à un tribunal irakien dure deux ans, au bout desquels il est condamné à mort pour crimes contre l'humanité. Sa requête d'être fusillé – « pour l'honneur» – est refusée. Il sera pendu comme un prisonnier de droit commun dans le quartier de Kazimiya, du nom de Moussa el-Kazim, septième imam chiite. Les derniers mots qu'il entend, avant de mourir, seront ceux scandés par la foule : «Moqtada! Moqtada ! »

 

*Ils ont été parfois adulés, parfois controversés. Mais ils n'ont jamais laissé personne indifférent. Ils ont écrit, et littéralement façonné la destinée de leur pays ou de leur région. À l'époque, en ce XXe siècle, le Proche-Orient a vécu des chamboulements majeurs : chutes d'empires, guerres d'indépendance, créations d'États, révolutions, etc. Or, derrière ces événements, il y a des hommes qui ont marqué l'histoire. «L'Orient-Le Jour» en a choisi quinze. Bonne lecture.

Chaque nom tombe comme un couperet, suivi des murmures apeurés de la foule. De temps à autre, un homme se lève et crie : «Longue vie à Saddam ! Longue vie au Baas ! »En ce 22 juillet 1979, la chaleur suffocante dans cette grande salle d'un centre de conférences au cœur de Bagdad résiste à la climatisation. Serrés en rangs d'oignons, tous les membres importants du parti Baas sont...
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