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Ces quinze hommes qui ont changé la face du Proche-Orient - La saga de l'été*

#6 Nasser, voix et porte-voix des Arabes

Aucun autre leader n'aura eu l'envergure de celui qui, adulé par les foules, a changé, pour le meilleur et pour le pire, le monde arabe à jamais.

Nasser saluant la foule à Mansoura, en Égypte, en 1960. Photo Creative Commons

Peu de leaders arabes auront eu le charisme de Nasser. Son sourire, sa voix sont reconnaissables entre mille. Son humour charme, ses mots attirent les foules. Près de cinquante ans après sa mort, son seul nom réveille encore aujourd'hui les passions, mais aussi la nostalgie de ceux qui l'ont écouté, en personne ou à la radio, cette arme moderne dont il a su si bien se servir.


Pendant plus de quinze ans, il fut la «voix » des Arabes. Lorsqu'il meurt soudainement le 28 septembre 1970 au soir, soit trois ans après la débâcle de la guerre des Six-Jours, sa popularité est intacte. La nouvelle fait l'effet d'une bombe dans le monde arabe. À Beyrouth, les gens se précipitent dans les cinémas, les cafés, les restaurants pour hurler la nouvelle. Le chaos est tel que tirs en l'air et balles perdues font plus d'une douzaine de morts. La une du quotidien libanais Le Jour décrit mieux qu'aucune autre l'impact de l'événement : « Cent millions d'êtres humains – les Arabes – sont orphelins. »


Le premier octobre, sa dépouille mortelle est suivie par plus de cinq millions d'Égyptiens éplorés et gémissants dans les rues du Caire, au cours d'une procession de dix kilomètres tout au long de laquelle certains s'arrachent le cercueil, en pleine hystérie collective. Une quarantaine de personnes trouvent la mort en suivant le cortège, étouffées ou écrasées par la foule, des centaines sont blessées. Du jamais-vu. Le roi Hussein de Jordanie et le leader palestinien Yasser Arafat sont en pleurs. Terrassé par l'émotion, le dirigeant libyen Mouammar Kadhafi s'évanouit à deux reprises. Le monde arabe est en deuil.


Celui qui fit un jour le vœu d'être le nouveau Saladin développe très jeune une conscience politique. À quinze ans à peine, il participe à sa première manifestation antibritannique et passe la nuit en cellule, d'où son père viendra le chercher. Ce fils d'employé des postes, issu d'un milieu rural, finit par quitter les bancs de l'école avec l'équivalent du brevet. Mais son goût de la lecture ne le quittera jamais et son érudition est célèbre. Lorsqu'il finit par entrer à l'académie militaire égyptienne pour devenir officier en 1937, il a notamment lu le Coran, Clausewitz, Churchill, les biographies des plus grands stratèges et hommes politiques.


Les conditions de son admission à l'académie lui laissent un goût d'amertume. Refusé une première fois à cause de son passé d'opposant, il doit attendre un an avant de recourir à l'intervention – réussie – du sous-secrétaire à la Guerre, Ibrahim Khaïri Pacha. Ces années consacrées à sa carrière sont formatrices pour le jeune Nasser. Il y crée des liens indéfectibles, ou presque, notamment avec Anouar Hakim Amer et Anouar el-Sadate. Sa nature de leader se forge peu à peu. Il s'impose face à ses camarades, jusqu'à lancer la création d'un groupe secret de jeunes officiers aux élans nationalistes, lassés des humiliations continuelles subies par l'occupant britannique et d'une monarchie faiblarde minée par la corruption.

 

La Nakba et les officiers libres
Quand naît le mouvement des officiers libres, un vent de révolte souffle sur la région. La proclamation de l'État d'Israël et la guerre israélo-arabe de 1948-1949, au cours de laquelle Gamal Abdel Nasser a fait ses armes, ont profondément marqué et meurtri le monde arabe.


Le nationalisme arabe connaît alors une poussée sans pareille. En Égypte, le Premier ministre Mahmoud el-Nokrachi Pacha est assassiné fin décembre 1948 par un Frère musulman. Entre 1948 et 1951, une vague d'assassinats et de renversements vise différentes personnalités politiques arabes. La révolution gronde.
Elle éclate en 1952, après que des dizaines de policiers égyptiens sont tués par l'artillerie britannique à Ismaïlia. Ces violences suscitent des émeutes au Caire et font des dizaines de morts. Nasser appelle alors à la fin de l'ingérence britannique dans un programme publié dans Rose al-Youssef, un hebdomadaire politique égyptien en langue arabe. Mais il va apprendre très vite que le roi Farouk est sur le point de le faire arrêter, ainsi que d'autres membres du mouvement, et le prend de vitesse en décidant le renversement de la monarchie. Le 22 juillet, les officiers libres prennent le contrôle des bâtiments officiels. Pas une goutte de sang n'est versée. Le roi, lâché par les Britanniques, est raccompagné avec tous les honneurs jusqu'à son yacht à Alexandrie, où il embarque pour l'Italie. Porté au trône par l'enthousiasme populaire, il part dans l'indifférence générale.


À cette époque, le lieutenant-colonel Nasser a 34 ans. Il est gauche. Il est surtout discret. Il préfère laisser la présidence de la République à Mohammad Naguib, un général bien plus connu. Il restera dans l'ombre deux ans, avant de passer à l'acte et d'écarter Naguib d'un revers de la main. Son pouvoir et son influence réelle éclatent alors au grand jour. Sa stature est imposante : 1,82 m, 90 kilos, il ne passe pas – plus – inaperçu. Bon orateur, éloquent, il s'exprime le plus souvent en langage populaire égyptien, se démarquant ainsi de ses prédécesseurs. L'effet est immédiat. Cette astuce le rapproche des foules et il le sait. Considéré comme un «combattant du verbe », il sait jouer sur les mots, les emphases que la langue arabe permet si facilement, pour exprimer tout haut ce que tant d'Arabes ressentent. Tout le génie de Nasser est là : il parle à l'âme arabe davantage qu'à son esprit. Il comprend mieux que personne le sentiment d'humiliation et l'exploite pour forger son propre culte.

 

« Laissons-les me tuer ! »
26 octobre 1954, Alexandrie. Le pays célèbre le retrait des troupes britanniques, obtenu par le nouveau pouvoir après deux ans de négociations. Nasser vient à peine d'entamer un discours devant des dizaines de milliers de personnes lorsque plusieurs coups de feu éclatent, tirés des premiers rangs. Sans perdre sa contenance, indemne, Nasser s'enflamme. « Mes concitoyens, mon sang coule pour vous et l'Égypte. (...) Laissons-les me tuer (...) Si Gamal Abdel Nasser doit mourir, vous serez tous Gamal Abdel Nasser », hurle-t-il face à une foule paniquée, avant d'improviser l'un de ces discours qui électriseront les foules jusqu'à sa mort. « La vie de l'Égypte ne dépend pas de celle de Gamal ! Elle dépend de vous, de votre courage, du combat que vous mènerez! Luttez ! Et si Gamal meurt, alors que chacun d'entre vous soit un autre Gamal ! » Quelques mots qui suffisent à conquérir le cœur de millions d'Égyptiens et d'Arabes.


Mohammad Abdel Latif, le tireur rapidement maîtrisé par la sécurité, est un membre des Frères musulmans. La vengeance du raïs ne se fait pas attendre. Quand il rentre au Caire, il ordonne l'arrestation de milliers de membres de la confrérie, dont il dit d'ailleurs qu'il a brièvement fait partie. Ils sont jetés dans les prisons et camps de concentration qui pullulent dans le désert égyptien, où maltraitances et tortures font partie du quotidien des détenus. La répression violente des Frères musulmans, qui se réfugient dans la clandestinité, perdurera tout au long de la présence de Nasser au pouvoir. À l'essor de l'islamisme, il répond par un autoritarisme répressif. Bien d'autres régimes arabes suivront bientôt le modèle.


À son arrivée au pouvoir, Nasser multiplie les mesures, dont la réforme agraire, une priorité absolue pour le jeune officier. Il s'agit de redistribuer les terres que 280 grands propriétaires se partagent. Mais cette réforme reste limitée et ne bénéficie qu'à 750 000 paysans sur un total de 14,6 millions. Si le pays profite économiquement de certains efforts de modernisation, la pauvreté reste frappante. Corruption, clientélisme, censure, intimidations policières ne diminuent aucunement.


Et l'étoile Nasser continue de monter. La conférence de Bandung, en Indonésie, qui se tient du 18 au 24 avril 1955 et réunit pour la première fois une trentaine de pays africains et asiatiques, le propulse réellement sur la scène internationale. La résolution finale de la conférence dénonce la colonisation et appelle à la lutte pacifique pour l'indépendance. Elle pave également la voie à une tendance au non-alignement, officialisée l'année suivante par le leader égyptien, entre-temps devenu président, Josip Broz Tito (Yougoslavie), Soekarno (Indonésie) et Jawaharlal Nehru (Inde). Ceux-ci ne souhaitent pas intégrer les deux blocs qui se font face, menés par les États-Unis et l'URSS, alors en pleine guerre froide. Le non-alignement ne résistera pas toutefois au retour de la realpolitik. Le raïs se rapproche assez vite de l'Union soviétique, qui lui fournit des armes destinées au Front de libération nationale (FLN) algérien, alors en pleine guerre d'indépendance contre la France.

 

Nationalisation de Suez
Ce soutien aux nationalistes algériens menace les intérêts de l'Hexagone, alors que le Royaume-Uni s'irrite de l'opposition de Nasser au pacte de Bagdad qui, selon lui, « met en danger l'unité arabe ». Il n'en fallait pas plus pour que les puissances occidentales refusent le prêt pour financer la construction du barrage d'Assouan, dont il a cruellement besoin pour générer de l'électricité et réguler les crues, entre autres. Le président Nasser prend connaissance de cette fin de non-recevoir par un communiqué de presse. L'affront, qui s'ajoute aux conditions humiliantes de la Banque mondiale rappelant les heures de la tutelle britannique, est celui de trop. Le 26 juillet 1956, c'est un véritable coup de poker que réalise le leader égyptien. À Alexandrie, il annonce dans un éclat de rire, devant une foule incrédule, la nationalisation de la compagnie universelle du canal de Suez. « Avec les 100 millions de dollars de profits que réalise chaque année la compagnie, nous construirons le barrage d'Assouan », déclare à la foule en délire le chef de l'État. Pour l'Égypte comme pour le monde arabe, cette réappropriation est une véritable victoire, qui lave les humiliations passées. Mais la presse étrangère est quasi unanime : Nasser est un dictateur, et va jusqu'à le comparer à Hitler. À Paris et à Londres, les chancelleries sont sur la même ligne, il faut chasser Nasser d'Égypte.


Les Français et les Anglais, alliés auxIsraéliens, signent un accord secret visant à reprendre le contrôle du canal et à renverser le raïs. L'opération Mousquetaire débute le 29 octobre 1956, lorsque les troupes israéliennes entrent dans le Sinaï. Deux jours plus tard, les forces armées britanniques et françaises interviennent à leur tour. La crise se termine prématurément en décembre, après l'intervention diplomatique des États-Unis et de l'Union soviétique. Nasser ressort quant à lui renforcé politiquement de cette épreuve, malgré la défaite militaire.


À tel point que lorsque la Syrie, sur le point de succomber à un coup d'État communiste, se sent menacée par les troupes turques à sa frontière l'année suivante, elle demande l'union avec l'Égypte. Nasser commence par refuser, mais finit par se laisser convaincre, tout en posant des conditions draconiennes. Lui seul sera à la tête de cette République arabe unie (RAU), proclamée le 1er février 1958, les membres de l'Assemblée nationale seront majoritairement égyptiens, tous les partis, y compris le Baas, seront dissous. Au Liban, les partisans de Nasser s'opposent à ceux de Camille Chamoun et de l'indépendance, lors d'une crise qui culmine en mai, avant de se terminer au mois de septembre par le débarquement des marines américains au sud de Beyrouth et l'élection de Fouad Chéhab à la présidence. Mais la mainmise égyptienne sur quasiment toutes les institutions suscite un ressentiment croissant en Syrie, où un énième coup d'État sonne le glas de la RAU, qui s'effondre trois ans plus tard.

 

Le désastre de 1967
Au cours des années suivantes, pris par son rôle de leader du monde arabe, Nasser ne s'arrête plus et cherche à intervenir dans tous les conflits de la région. Il engage des dizaines de milliers d'hommes au Yémen pour combattre la monarchie. Il s'enlise dans ce conflit, l'un de ses plus gros échecs, avec la guerre des Six-Jours en 1967, et qui marque sa mort politique. En mai 1967, l'Égypte de Nasser demande le départ des Casques bleus du Sinaï, avant de fermer le détroit de Tiran aux navires israéliens, bloquant l'accès au port d'Eilat. Il donne ainsi aux Israéliens le prétexte d'attaquer les premiers. À l'aube du 5 juin, l'aviation israélienne lance une attaque surprise. En quelques heures à peine, l'aviation égyptienne est détruite. Les blindés israéliens, entre-temps, sont déjà dans le Sinaï. La Jordanie, puis la Syrie, attaquent l'État hébreu à leur tour. Mais c'est trop tard: en moins d'une semaine, la Cisjordanie, la péninsule du Sinaï, la bande de Gaza et le plateau du Golan sont sous contrôle israélien. Le 9 juin, Gamal Abdel Nasser annonce sa démission, mais revient sur sa décision lorsque des centaines de milliers d'Égyptiens affluent – spontanément ? – dans les rues du Caire pour lui demander de rester.


La débâcle de 1967 change Nasser, et le reste du monde arabe, à jamais. Le panarabisme est en déclin, l'islamisme en hausse. Au cours des trois années suivantes, le raïs multiplie les réformes, sans pour autant cesser les hostilités contre Israël. Lorsque les relations entre l'Organisation de libération de la Palestine et le gouvernement du roi Hussein se détériorent en Jordanie et que des combats éclatent en septembre 1970, Nasser organise en urgence un sommet de la Ligue arabe le 27 septembre pour obtenir un cessez-le-feu. Mais le lendemain, une crise cardiaque le terrasse.


Cinq paquets de cigarettes par jour, un diabète négligé et un rythme de travail infernal l'ont achevé.
Nasser lègue à son successeur Anouar el-Sadate une Égypte sans le Sinaï, sans le canal de Suez, un État policier à l'économie en ruine. Celui qui a toujours aspiré à être l'unificateur du monde arabe, son sauveur, n'avait pas les moyens de sa politique, ni de la réalité – économique, démographique – de son pays. Mais peu importe : la relation qui a uni le raïs aux Arabes n'avait finalement pas grand-chose de rationnel. Et ressemblait davantage à une histoire d'amour, passionnée, excessive et tourmentée.

 

 *Ils ont été parfois adulés, parfois controversés. Mais ils n'ont jamais laissé personne indifférent. Ils ont écrit, et littéralement façonné la destinée de leur pays ou de leur région. À l'époque, en ce XXe siècle, le Proche-Orient a vécu des chamboulements majeurs : chutes d'empires, guerres d'indépendance, créations d'États, révolutions, etc. Or, derrière ces événements, il y a des hommes qui ont marqué l'histoire. «L'Orient-Le Jour» en a choisi quinze. Bonne lecture.

 

Peu de leaders arabes auront eu le charisme de Nasser. Son sourire, sa voix sont reconnaissables entre mille. Son humour charme, ses mots attirent les foules. Près de cinquante ans après sa mort, son seul nom réveille encore aujourd'hui les passions, mais aussi la nostalgie de ceux qui l'ont écouté, en personne ou à la radio, cette arme moderne dont il a su si bien se servir.
Pendant plus...

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