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Liban - Rencontre

Irina Bokova à Beyrouth : La protection du patrimoine, un impératif sécuritaire

Le patrimoine culturel étant le bien commun de toute l'humanité, après Bagdad et Le Caire, la directrice générale de l'Unesco, Irina Bokova, à Beyrouth pour 24 heures, a donné hier le coup d'envoi à la campagne #Unite4Heritage. L'objectif est de contrer la propagande de « nettoyage culturel », la destruction du patrimoine, et de mobiliser les jeunes partout dans le monde en faveur de sa protection. « L'Orient-Le Jour » l'a rencontrée.

Irina Bokova et le ministre Araiji au musée national. Photo Ibrahim Tawil

La campagne #Unite4Heritage (Unis pour le patrimoine) s'appuiera sur les réseaux sociaux pour créer un mouvement mondial en faveur de la protection et de la sauvegarde du patrimoine menacé en Irak et en Syrie où, depuis mercredi, les combattants du groupe État islamique (EI) progressent vers les célèbres ruines de Palmyre, faisant craindre le risque imminent de leur destruction. Ce vestige unique du premier siècle de notre ère, chef-d'œuvre d'architecture et d'urbanisme romain, inscrit au patrimoine mondial de l'humanité, pourrait subir le même sort que les sites irakiens de Hatra, Nimrod et Mossoul, victimes de destructions et de saccages intentionnels, et d'une volonté radicale d'effacer toute trace de l'histoire du pays, ainsi que les identités et la diversité de ses habitants. « Il faut sauver Palmyre », a lancé Irina Bokova, appelant tous les partis en conflit à protéger la cité antique. « Il faut absolument que ce site de l'époque romaine ne soit pas détruit. Il faut mobiliser toute l'opinion publique mondiale pour sa protection. »

Dans un entretien à L'Orient-Le Jour, la directrice générale de l'Unesco rappelle que les sites archéologiques n'appartiennent pas seulement aux communautés locales, mais aussi à toute l'humanité. Il y a deux ans, lorsque l'armée syrienne a installé un camp militaire à Palmyre, « nous avions exhorté toutes les parties impliquées dans le conflit à respecter la Convention 54. Ce traité international, signé en 1954 à La Haye, à l'initiative de l'Unesco, est un des outils fondamentaux du droit international à la protection des biens culturels en cas de conflits armés ».
Reste toutefois que les appels lancés n'ont pas été entendus. Dès lors, que faire pour arrêter les destructions ? « Nous ne sommes pas le Conseil de sécurité. Nous n'avons pas une force de paix. Nous n'avons pas mandat de protéger. La vigilance, la mobilisation des consciences et l'information sont notre seule arme. Toutefois, après la persécution des minorités en Irak, le Conseil de sécurité a compris qu'il ne s'agissait pas seulement d'une préoccupation culturelle, mais aussi d'enjeux sécuritaires énormes. » Il adopte le 12 février 2015 la résolution 2199 sur laquelle l'Unesco s'est penchée longuement. La résolution condamne la destruction du patrimoine culturel et adopte des mesures juridiquement contraignantes pour lutter contre le trafic illicite des antiquités volées en Irak et en Syrie. Elle réaffirme que le terrorisme, sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations, constitue une des menaces les plus graves contre la paix et la sécurité internationales. La résolution envisage aussi la possibilité d'adopter des mesures supplémentaires visant à bloquer le commerce du pétrole auquel se livrent l'État islamique, le Front al-Nosra et tous les autres groupes associés à el-Qaëda pour financer des actes terroristes.


(Lire aussi : Dans les ruines du patrimoine chrétien au Moyen-Orient...)

 

L'hommage aux Libanais
La directrice générale de l'Unesco souligne, d'autre part, que la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma), créée par la résolution 2100 du Conseil de sécurité du 25 avril 2013 pour stabiliser le pays et appliquer la feuille de route pour la transition, pourrait être un modèle pour les autres pays. Car, pour la première fois dans une résolution du Conseil de sécurité, la protection des sites culturels et historiques est incluse dans le mandat d'une opération de maintien de paix. La Minusma a en effet soutenu les autorités maliennes dans la protection des sites culturels et historiques du Mali contre toute attaque, en collaboration avec l'Unesco.
Quant à la guerre en Syrie, elle aura déclenché « une des crises humanitaires les plus graves de l'histoire contemporaine. La plus grave depuis la Seconde Guerre mondiale », dit Mme Bokova, rendant un hommage au peuple libanais qui accueille des centaines de milliers de réfugiés dont « les besoins pèsent lourdement sur les capacités nationales ». « Le Liban offre un extraordinaire modèle de solidarité, et nous devons le soutenir et lui donner les moyens de l'assumer », a-t-elle affirmé. Mais elle avoue, d'autre part, que le soutien aux réfugiés et aux femmes dans le monde est insuffisant et ne représente que 2 % du financement recueilli par l'organisation. « Notre budget annuel est presque 250 millions de dollars pour toute l'organisation, nous travaillons sur la base de financement réduit à cause de la suspension de l'aide des États-Unis. »
Toutefois, à travers les centres Net Met Youth financés par l'Union européenne au Liban-Sud et dans la Békaa, l'organisation fait de l'éducation de la jeunesse « une priorité absolue pour s'opposer fermement au fanatisme ». « La paix ne peut être réalisée sans bâtir une nouvelle façon de vivre, généreuse et solidaire dans le respect de la diversité culturelle. Sinon, les jeunes seront pris au piège de l'extrémisme. Ce sera une génération perdue. Or, nous ne pouvons pas nous le permettre », conclut-elle.

 

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Destruction systématique

Le patrimoine culturel en Irak et en Syrie est systématiquement détruit. Des sites religieux irakiens, notamment les sanctuaires de Jonas ou du prophète Daniel, ainsi que les tombes de cheikhs soufis à Mossoul, ont été intentionnellement saccagés. Le site archéologique de l'Église verte à Tikrit, qui remonte au VIIIe siècle, ainsi que la citadelle de la ville ont également subi d'importants dégâts. En Syrie, des sites culturels comme l'ancienne ville d'Alep, inscrite sur la liste du patrimoine mondial, ont subi de graves dommages au cours des affrontements.

Restitution d'artefacts irakiens

Les États-Unis ont rendu le 16 mars à l'Irak une soixantaine d'objets antiques, pour la plupart pillés lors de l'occupation américaine du pays entre 2003 et 2011, qui seront exposés au musée national de Bagdad. De la vaisselle en verre, des bas-reliefs en argile, des pointes de lance en bronze et des haches ont été saisis lors de cinq enquêtes menées à travers les États-Unis par plusieurs administrations. Parmi ces objets, figure une extraordinaire tête de lamassu assyrien, taureau ailé à tête humaine datant de 700 avant J.-C. et estimée à 2 millions de dollars. Elle avait été saisie à New York en 2008 où elle avait été expédiée par un marchand d'art de Dubaï qui écoulait des œuvres d'art irakiennes pillées dans le monde entier. La tête avait été volée dans un palais du roi Sargon II à Ninive, dans le nord de l'Irak, où des jihadistes du groupe État islamique (EI) ont détruit récemment de nombreuses pièces parmi lesquelles une tête tout à fait semblable à celle retrouvée aux États-Unis.

Nimrod détruite au bulldozer

Fondée au XIIIe siècle avant J.-C., Nimrod était considérée comme la seconde capitale de l'Empire assyrien. La ville, qui a été construite bien au-dessus du niveau de la rivière, a acquis une renommée et a prospéré sous le règne du roi Assurnazirpal, qui a construit un grand palais et des temples, et dont le fils a construit le monument connu comme la Grande Ziggourat. Des fouilles dans les années 1980 ont révélé trois tombes royales remplies de merveilleux trésors, avec des fresques et des œuvres célèbres dans le monde, et vénérées dans la littérature et les textes sacrés.

Le saccage de Mossoul

En tant que deuxième plus grand musée d'Irak, le musée de Mossoul abrite des centaines d'objets d'origine assyrienne, certains datant de plus de 3 000 ans. En 2003, quelque 1 500 objets avaient été déplacés en lieu sûr au musée de Bagdad, mais d'autres statues – trop grandes ou trop fragiles – étaient restées à Mossoul. Parmi celles-ci se trouve le Lamassu, un dieu assyrien représenté avec une tête humaine, le corps d'un taureau et des ailes. Il était le gardien de la porte de Nergal de l'ancienne ville mésopotamienne de Ninive, jadis la plus grande capitale du monde.

 

(Lire aussi : Le musée de Bagdad redonne fierté aux Irakiens)

 

En réponse aux extrémistes

Irina Bokova a lancé hier, au musée national de Beyrouth, la campagne #Unispourlepatrimoine, en présence du ministre de la Culture Rony Araigi et des représentants de la jeunesse venus de diverses établissements scolaires, dont l'école Laure Moghaizel, Rafic Hariri, Lycée de Verdun, Saint-Antoine de Hammana et Moustapha Chemrane... La campagne s'appuiera sur les réseaux sociaux pour créer un mouvement mondial en faveur de la protection et de la sauvegarde du patrimoine menacé, en Irak et ailleurs, afin de contrer la propagande sectaire.
Dans son discours, la directrice générale de l'Unesco a souligné que la campagne a été conçue « en réponse aux extrémistes et aux ennemis de l'humanité. Jamais au cours de l'histoire récente nous n'avons connu une destruction aussi délibérée, brutale et systématique de la diversité culturelle comme celle dont nous sommes les témoins en Irak et en Syrie. C'est un nettoyage culturel, qui persécute les minorités, saccage le patrimoine et tout ce qui incarne la diversité, la liberté. Les extrémistes violents savent que le patrimoine est une source d'identité, de cohésion et donc de sécurité des peuples, et c'est pourquoi ils le prennent pour cible, pour installer le chaos (...) « Nous ne pouvons pas rester silencieux : nous devons alerter les consciences et nous mobiliser davantage », a ajouté Mme Bokova, mettant l'accent sur « la diversité qui a toujours été et demeure encore une force pour toutes les sociétés ».
Signalons que Mme Bokova a été reçue tour à tour par le président de la Chambre, Nabih Berry, le Premier ministre, Tammam Salam, et le ministre des Affaires étrangères, Gebran Bassil. Elle a dîné hier soir au restaurant Liza, à l'invitation du ministre Araigi.

Hatra

Hatra, ville inscrite en 1985 sur la liste du patrimoine mondial de l'Unesco, est une cité fortifiée datant du IIIe siècle avant J.-C. Ses vestiges, au milieu du désert à 110 km au sud-ouest de Mossoul, témoignent de son rôle d'étape majeure sur la célèbre route de la soie orientale. Dans le centre de cette ville de deux kilomètres se trouve un complexe de temples dédiés à plusieurs divinités locales, dont le le dieu solaire Shamash. Des sculptures représentant Apollon (appelé Balmarin dans le panthéon de Hatra), Poséidon, Éros, Hermès, Tyché (la déesse tutélaire de Hatra) et Fortuna ont été découvertes. Les Romains ont essayé à plusieurs reprises d'envahir « la ville du dieu Soleil », mais ont échoué dans leurs entreprises.

La fatwa d'al-Azhar

L'institut islamique égyptien al-Azhar a émis une fatwa interdisant la destruction d'objets anciens. « Ces objets ont une importante signification culturelle et historique, a déclaré al-Azhar dans son communiqué. Ils constituent un élément important de notre patrimoine collectif qui ne doit pas être lésé. » De même, le grand ayatollah irakien Sistani a dénoncé la destruction des sites antiques : « Daech détruit les trésors de Mossoul et l'héritage de la civilisation, cela devrait tous nous unir contre lui et contre sa barbarie. »

 

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