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Du sang dans la soupe

Il est inconvenant, inélégant, immoral de cracher dans la soupe : c'est là une des règles d'or de toutes les corporations. La soupe, en matière de journalisme, c'est cette liberté – d'investigation, d'information, d'expression et d'opinion – sans laquelle la profession n'aurait pas de raison d'être. Et pourtant, ce n'est pas cracher dans la nourricière marmite, ce n'est pas poignarder des confrères dans le dos, que de se refuser à cautionner indistinctement toutes les dérives dont on pourrait se rendre coupable au nom de la sacro-sainte liberté.

Dans un Liban où le gros de la presse est, depuis longtemps, politisé à outrance, il était sans doute fatal que la même outrance finît par gagner les modes d'expression, aussi bien audiovisuelle qu'écrite. Si familiers sont devenus hélas ces flots d'invectives (parfois assortis de claires menaces de mort !), ces gros bouillons de venin distillés sur du papier journal ou sur les ondes hertziennes qu'ont fini par s'émousser, se déliter, tous les mécanismes de contrôle, tant syndicaux qu'étatiques : de simple rappel à l'ordre, pour ne pas prononcer l'odieux, mais parfois nécessaire et incontournable, mot de répression. Au contraire voit-on ces gardiens de la déontologie sacrifier à la démagogie ambiante et trôner au milieu de rassemblements dits de solidarité.

Que des médias et des journalistes libanais soient poursuivis pour outrage par le Tribunal spécial pour le Liban peut, à la limite, prêter à sourire, tant nous est devenue familière cette fâcheuse tradition de laissez-faire : cela fait des années, en effet, que les organes favorables à l'axe syro-iranien disent pis que pendre de cette juridiction internationale saisie de la vague d'attentats terroristes et d'assassinats politiques qui s'est abattue sur le pays. Non moins dérisoire peut paraître l'accusation d'entrave à la justice, comparée à l'acharnement qu'ont mis certaines forces politiques à retarder ou perturber la formation, le financement et enfin le fonctionnement de ce tribunal.

Là où le bât blesse en définitive, c'est la publication, par les deux organes incriminés, des noms, portraits et même adresses et numéros de téléphone de centaines de témoins dont un grand nombre bénéficiait d'un programme spécial de protection. Ce qui est décliné comme une légitime course au scoop relève, dans le meilleur des cas, d'une incroyable inconscience ; au pire, et le Tribunal n'est guère seul à le penser hélas, c'était là exposer délibérément ces témoins à toutes sortes d'intimidations et de pressions.

Le plus sombrement ironique dans ce dossier qui divise le monde médiatique autant, sinon davantage, que les blocs politiques, est qu'on oublie que des journalistes, et non des moindres, comptent au nombre des victimes de ce terrorisme qu'est chargé de sanctionner le Tribunal spécial. Voilà qui rend impérative la reconquête, par la presse, de ses anciennes lettres de noblesse. Voilà qui la rend si insupportablement amère, la soupe !

Issa GORAIEB
igor@lorient-lejour.com.lb

Il est inconvenant, inélégant, immoral de cracher dans la soupe : c'est là une des règles d'or de toutes les corporations. La soupe, en matière de journalisme, c'est cette liberté – d'investigation, d'information, d'expression et d'opinion – sans laquelle la profession n'aurait pas de raison d'être. Et pourtant, ce n'est pas cracher dans la nourricière marmite, ce n'est pas...