Rudyard Kipling disait: « L'Orient est l'Orient et l'Occident est l'Occident, et jamais ils ne se rencontreront. »
Si Kipling a voulu dire que ces deux régions se distinguent chacune par ses goûts, ses origines et ses conceptions sociales de la vie, il a eu raison. En effet, elles ont hérité des différences idéologiques et traditionnelles remontant dans le temps jusqu'à l'aube de l'histoire ; par conséquent, elles n'auront jamais les mêmes critères pour porter les mêmes jugements sur les êtres et les choses.
Mais l'Orient et l'Occident se sont souvent rencontrés, sur les champs de bataille, tout d'abord, puis autour des tables de négociations. Ces rencontres ont débouché sur des prémices de dialogue qui ont évolué en Occident pour donner ce grand mouvement humaniste que l'on appelle l'orientalisme.
Cet orientalisme n'a cessé depuis de prendre de l'ampleur et de se développer.
Malheureusement pour l'Orient, ce mouvement est resté à sens unique. La curiosité positive de l'Occident en ce qui concerne les cultures orientales n'a pas été « payée » en retour. La connaissance de l'autre était restée à sens unique. Pour preuve la sémantique que les peuples de ces deux régions ont donnée au terme géographique qui les distingue.
Du terme Orient, l'Occident et la France ont tiré un verbe et des substantifs. Le verbe orienter veut dire : mettre sur la bonne voie et les substantifs sont : orientation et orientalisme. Alors que l'Orient arabe a tiré du terme Occident (gharb, en arabe) un verbe qui n'est qu'incompréhension et refus (istaghraba, istighrab...). Il est vrai que le verbe orienter se veut tributaire de la situation du soleil dans son parcours, mais le parallèle est éloquent et amusant.
Orient Oder Rome ?
En ce XIXe siècle donc, toute l'Europe et le nouveau monde n'ont d'yeux que pour les civilisations orientales. Les fouilles archéologiques et les recherches historiques vont bon train à tel point que certains savants commencent à se poser des questions dans des ouvrages de haute tenue scientifique. À qui donner la primauté à « l'Orient ou à Rome?» (Orient Oder Rome?) ou encore «La lumière vient de l'Orient» (Ex Oriente lux) à savoir que toutes les civilisations sont tributaires de cet Orient convulsif.
C'est dans ce climat scientifiquement tumultueux qu'Ernest Renan va entamer sa mission en Phénicie.
Il faut dire que le commanditaire de cette mission, Napoléon III, avait des « choses » à faire pardonner à la France quant à sa politique de ces vingt dernières années à l'égard du Liban.
Dès son élection en 1848, il avait envoyé un émissaire à Béchir II, exilé en Turquie, lui proposant de le ramener au Liban et s'excusant implicitement de la politique lâche et timorée de Louis-Philippe et de Guizot qui a valu au Liban 20 ans de misères, de destructions et de massacres. L'émir Béchir, allant sur ses 80 ans, déclina l'offre. Les massacres de 1860 allaient fournir à l'empereur l'occasion de se racheter politiquement et culturellement.
Ernest Renan, qui s'était spécialisé dans les langues et les peuples sémitiques, était l'homme de la situation. Lui qui était dans la lignée des libres penseurs du siècle des Lumières s'était beaucoup intéressé aux Phéniciens. Voltaire et Diderot, dans l'Encyclopédie, avaient déjà parlé en termes dithyrambiques du génie de ce petit peuple qui avait inventé l'alphabet et conquis le monde pacifiquement. Diderot avait poussé le souci du respect de l'histoire et l'exigence de la vérité jusqu'à reconnaître à Pythagore le théoricien de la notation musicale, entre autres œuvres de génie, sa filiation sidonienne.
Favorablement influencé par ces grands maîtres, Renan n'hésita pas à accepter cette mission qui, croyait-il, était de nature à le réconcilier avec les Sémites qu'il n'appréciait que modérément.
Il arriva donc au Liban sur un navire de guerre, le Colbert, à la fin de l'année 1860. Il se mit tout de suite à l'ouvrage. Ce qui l'intéressait, de toute évidence, c'étaient les sites de Tyr, de Sidon, d'Arwad et surtout de Byblos. Ces villes étaient les plus citées dans les textes anciens. C'étaient les métropoles qui avaient d'une façon ou d'une autre infléchi le cours de l'histoire de l'humanité. Tyr, la bâtisseuse d'empire, Sidon, pépinière de savants et de philosophes, Byblos mère de l'architecture, de l'alphabet et du monothéisme, et Arwad, l'île qui inventa les maisons à plusieurs étages. Renan n'a-t-il pas dit des sources d'Afqa, haut lieu du culte d'Adon, que « c'était le plus beau site du monde ».
Le critérium « le plus sûr »...
Pour l'aider dans ses recherches, Renan trouva sur place un certain Alphonse Durighello, agent consulaire français à Sidon, et un médecin, Joseph Charles Gaillardot, qui avait servi en Égypte sous Mehemet Ali et avait accompagné Ibrahim Pacha au Liban. Il y resta après la débandade de 1840 et s'adonna à ses deux passions l'archéologie et la botanique.
Renan, ne pouvant être partout à la fois, confia la supervision des chantiers de fouilles aux deux hommes et parcourut le Liban de la côte à la montagne à la recherche de vestiges. Les mauvaises langues les disent à « caractère indo-européen ».
Ces travaux préliminaires mis en route, il s'installa à Ghazir où il s'attaqua à deux de ses plus grandes œuvres Mission de Phénicie et La Vie de Jésus.
Mission de Phénicie allait devenir le livre incontournable pour étudier les cultures du Proche-Orient. Il y apparaît d'emblée que Renan avait beaucoup d'admiration et de respect pour le peuple phénicien. Mais, malheureusement, l'approfondissement de ses études phéniciennes ne l'a pas réconcilié outre mesure avec les autres Sémites.
Sa vaste connaissance de ces peuples lui aura donné par contre une vision prémonitoire de l'avenir de la région du Proche-Orient toute entière et du Liban en particulier.
Pour illustrer ce propos, deux petites phrases tirées l'une de Mission de Phénicie et l'autre d'un discours prononcé à l'Académie française où il recevait Ferdinand de Lesseps.
Dans l'ouvrage, il affirme : « L'architecture est le critérium le plus sûr de l'honnêteté, du jugement, du sérieux d'une nation. Un vieux mur est un témoin historique sans appel. L'historien peut, dans une certaine mesure, juger les peuples et les époques par la solidité et la beauté des édifices qu'ils nous ont laissés, quoique les destinées historiques que traverse un pays créent à cet égard, tout mérite égal d'ailleurs, de grandes inégalités »... Il ajoute : « Pour durer, il faut être vrai. » Et Paul Valéry lui répond en écho dans Eupalinos : « De tous les actes, le plus complet est celui de construire. »
Quant à la phrase tirée de son discours à l'Académie française, elle dit ceci : « L'isthme coupé devient un détroit, c'est-à-dire un champ de bataille. Un seul Bosphore avait suffi, jusqu'ici, aux embarras du monde. Vous en avez créé un second bien plus important que l'autre, car il ne met pas seulement en communication deux parties de la mer intérieure, il sert de couloir de communication à toutes les grandes mers du globe. En cas de guerre maritime, il serait de suprême intérêt le point pour l'occupation duquel le monde lutterait de vitesse. Vous avez ainsi marqué, monsieur, la place des grandes batailles de l'avenir. »
Hareth BOUSTANY
Professeur d'archéologie à l'Université libanaise
Ancien conservateur en chef des musées nationaux