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Fédéralisme et monde arabe : je t’aime, moi non plus - Éclairage

Fédéralisme et monde arabe : je t’aime, moi non plus

Sachant que la tendance actuelle vers la division est la conséquence directe de l’effondrement de régimes qui ont échoué à organiser la diversité, le directeur du Centre Carnegie pour le Moyen-Orient, Paul Salem, estime toutefois que ces conflits n’aboutiront pas à des scissions pouvant entraîner la reconnaissance de nouvelles entités étatiques.

Le défi actuel des Libyens pour les cinq prochaines années est de reconstruire des institutions étatiques, déjà faibles ou inexistantes du temps de Kadhafi.

Diviser pour faire la paix. Et pourquoi pas ? Depuis des décennies, les régimes autoritaires qui ont régné sur les pays du Moyen-Orient dénonçaient férocement « les frontières artificielles » des États de la région qui sont issus, selon eux, des intérêts des anciennes puissances coloniales et qui ne représentent pas les réalités historiques et géographiques. Or la chute de certains dictateurs – à l’instar de Saddam Hussein en Irak à cause de l’invasion américaine, ou de Mouammar Kadhafi et Ali Abdallah Saleh grâce aux révoltes arabes comme en Libye ou au Yémen, ou leur ébranlement comme c’est le cas actuellement du régime baassiste de Bachar el-Assad en Syrie – a remis en question le système politique centralisé de certains régimes, pour ouvrir la voie à d’autres alternatives, jadis taboues, comme le fédéralisme, ou la partition de ces pays.

 

En effet, les oiseaux de mauvais augure mettent en garde aujourd’hui contre la menace de partition de cet États, qu’il s’agisse de l’Irak, du Yémen, de la Libye ou de la Syrie. D’autres, par contre, espèrent que l’avènement de la démocratie encouragera la défense des droits des minorités religieuses ou ethniques à travers des systèmes politiques fédéraux pouvant leur garantir plus de liberté.


Pour le politologue libanais Paul Salem, directeur du centre Carnegie pour le Moyen-Orient, « la tendance actuelle vers la division est la conséquence directe de l’effondrement de régimes qui ont échoué à organiser la diversité et à bâtir des liens solides entre les citoyens et leur État ».


Or « les révoltes actuelles ont mis fin à la stabilité engendrée par ces régimes, à savoir l’unité du territoire et la sécurité. L’effondrement de ces États entraîne une instabilité politique, économique et sécuritaire », ajoute-il.
Toujours selon M. Salem, « l’idée d’une partition des pays du Moyen-Orient n’est pas nouvelle. Le sujet a été abordé sérieusement au Liban pendant les années de guerre avant de tomber dans l’oubli. Le caractère exigu du territoire libanais et l’interdépendance entre les communautés ont vraisemblablement écarté ce scénario ».

Le fédéralisme, une forme d’unité
Malgré les revendications de certains groupes, le fédéralisme ne semble pas avoir la cote dans cette partie du monde. Il est évident que l’idéologie dominante des régimes dictatoriaux combattait toute forme de diversité au profit d’un pouvoir fort et répressif dominé par le parti unique. Même au niveau des croyances socioculturelles, le fédéralisme est synonyme de partition et d’éclatement du pays.


Or « le fédéralisme est une forme d’unité. C’est un système mis en place pour rassembler les populations d’un même pays s’il est appliqué correctement. S’il échoue, le fédéralisme pourrait être un pont vers la partition », explique Paul Salem, ajoutant que « les États-Unis se sont rassemblés grâce au fédéralisme ». En effet, actuellement, les pays les plus puissants de la planète sont des État fédéraux : les USA, la Russie, l’Allemagne, la Suisse, etc.


En tout état de cause, la situation actuelle et historique dans le monde arabe n’est pas identique pour tous les pays. Le Machrek arabe vit actuellement une période de division et de déchirement. Une situation qui n’existe pas dans cette ampleur au Maghreb, pourtant ébranlé lui aussi par la crise. « Il faut différencier dans le monde arabe entre les pays dont les frontières ont été créées récemment d’une manière artificielle alors que d’autres ont des frontières historiques réelles plus ou moins naturelles », estime Paul Salem. En Afrique du Nord, seules les divisions internes de la Libye sont le résultat de la présence étrangère, notamment italienne dans le pays. Au Machrek, par contre, « les accords de Sykes-Picot ont la particularité d’avoir divisé la région en créant des pays qui n’avaient pas existé auparavant, ni sur le plan géographique ni sur le plan politique », ajoute-t-il.


Selon lui, les régimes politiques qui sont nés sur ces territoires semblent toujours avoir été sous la pression des grandes puissances pour les neutraliser, afin de ne pas avoir un État fort.

La faillite des États
Mais il existe quand même des raisons intrinsèques à cette banqueroute annoncée : « Parallèlement à leur politique étrangère fondée sur une mobilisation constante contre des ennemis extérieurs (réels ou fictifs) qu’il s’agisse d’Israël, des États-Unis, de l’Iran, etc, ces régimes ont également échoué à gouverner leur pays sur le plan intérieur. Le régime de Saddam Hussein s’est ainsi mis à dos les chiites et les kurdes. La situation de Bachar el-Assad est tout aussi semblable. La révolte syrienne n’est pas née d’un complot américano-israélien pour affaiblir le régime, mais d’un ras-le-bol populaire dû à l’échec flagrant des autorités à juguler les problèmes », affirme le directeur du Carnegie pour le Moyen-Orient qui estime que « le printemps arabe a mis en lumière la faillite cuisante de l’expérience de l’édification de l’État par des régimes arabes nés au XXe siècle ».


L’expérience étatique a ainsi échoué dans le monde arabe. On se retrouve devant un avenir incertain. En Irak, les divisions entre sunnites, chiites et Kurdes sont claires. En Syrie, les clivages entre sunnites, alaouites et Kurdes se précisent. Au Liban, les communautés se sont positionnées majoritairement chacune dans une région, etc. L’État central s’est désintégré dans tous ces pays. Au Liban depuis les années 70, en Irak depuis l’invasion américaine, et actuellement en Syrie.


Pour Paul Salem, « notre région se dirige vers un effritement de facto. Une des questions majeures qu’on se pose légitimement aujourd’hui : jusqu’où ira ce morcellement » ?


Toutefois, selon le politologue libanais, la crise actuelle dans le monde arabe ne conduira pas vers la création de nouveaux États : « Il n’y aura pas un autre Sykes-Picot. Ceux qui croient aux complots ourdis par les puissances étrangères comme au temps du colonialisme se trompent, et ce pour différentes raisons. »
D’abord les conflits actuels sont internes. Ils sont le fait d’une situation sociale et politique inhérente à notre région. Le problème n’est sûrement pas une affaire de complot, mais une évolution pénible vers un effritement politique et sécuritaire dû à une mauvaise gouvernance.


Ensuite, l’Occident n’a plus ni le pouvoir ni l’influence nécessaires aujourd’hui pour morceler les pays selon ses intérêts comme c’était le cas après la chute de l’Empire ottoman.

Pas de nouvelles entités étatiques
Toutefois « ces divisions n’aboutiront pas à des scissions pouvant entraîner la reconnaissance de nouvelles entités étatiques », estime Paul Salem. « Au grand maximum, les différents belligérants pourront se mettre d’accord sur une nouvelle Constitution dans laquelle le fédéralisme ou la décentralisation aura une part importante », ajoute-t-il.


Malheureusement, la voie des discussions reste actuellement bloquée. Qu’il s’agisse de l’Irak, où les Américains avaient imposé leur volonté, les belligérants ne parvenant pas à résoudre ce qui reste comme problèmes. En Syrie, où le langage des armes prime aujourd’hui sur toute forme de négociation qui prendrait probablement des années avant de se concrétiser. Or aujourd’hui, Assad ne semble pas prêt à faire des concessions, puisqu’il se considère toujours en position de force. Mais il est quand même très difficile actuellement de prédire une partition de la Syrie, même si l’on en parle. La communauté internationale semble tout à fait contre un tel projet. « Qui va accepter un État alaouite ou kurde ? Tout au plus, une décentralisation de facto pourrait avoir lieu sur le littoral syrien et dans les régions kurdes. En tout état de cause, la Syrie est bien loin d’un accord constitutionnel sur ce sujet », affirme M. Salem.


Une situation semblable a prévalu à plusieurs reprises en Irak, en vue de diviser le pays entre sunnites, chiites et Kurdes pour mettre un terme à « l’erreur de Churchill » d’avoir unifié le pays. Là aussi, la partition de l’Irak n’a pas eu lieu pour des raisons internes et externes : malgré leurs appels au fédéralisme, les sunnites ne sont pas très enthousiastes à l’idée. Les chiites, au pouvoir, ne veulent pas perdre de leur influence sur la totalité du pays, et les Kurdes ne veulent pas s’isoler complètement s’ils appellent à la partition. En tout cas, les Irakiens ne sont même pas capables de se mettre d’accord sur des sujets de moindre importance.


« En outre, une unanimité régionale refuse le démantèlement de l’Irak. La Turquie et l’Iran craignent une contagion concernant leurs régions kurdes, l’Arabie saoudite a peur d’un précédent qui pourrait encourager les chiites chez elle, etc, alors que du temps de Sykes et Picot, les puissances internationales étaient d’accord pour diviser la région », explique Paul Salem.

Les cas de la Libye et du Yémen
Par ailleurs, il est très difficile de diviser la Libye aujourd’hui. Les Libyens n’ont pas réellement la volonté de le faire, alors que les États voisins n’en n’ont pas l’intérêt. « La population libyenne est diversifiée, il est vrai, mais sans être antinomique. La géographie du pays le pousse vers une certaine décentralisation, alors que son histoire témoigne par ailleurs de l’existence de trois régions majeures. En tout cas, la population reste assez homogène : des tribus arabophones sunnites éparpillées sur un très grand territoire. Et le plus important : tous ont été et sont toujours tributaires des revenus du pétrole qui est, malgré tout ce qu’on affirme, une source d’unification et non de division. » Le conflit actuel, selon Paul Salem, tourne principalement autour du partage de ces ressources. Il n’y a donc pas un danger réel de partition en Libye. « Le défi des Libyens pour les cinq prochaines années est de reconstruire des institutions étatiques, déjà faibles ou inexistantes du temps de Kadhafi. Menacé par l’insécurité et l’anarchie des milices, le pays a besoin d’un État fort qui puisse tout réorganiser », estime M. Salem.


Au Yémen, par contre, le pays n’a même plus les fondements d’un État centralisé fort, puisqu’il n’y a pas de ressources qui puissent unifier la population. Contrairement à la Libye, le Yémen est considéré comme l’un des pays les plus pauvres au monde. Pas d’argent, pas d’eau, la géographie du territoire est extrêmement complexe, et les divisions ne sont pas un fait récent. Entre le sud, les régions chiites et celle sous le contrôle des milices islamistes, « le pays est sous la menace réelle d’effritement, bien avant le printemps arabe, sachant que le pouvoir actuel tente autant que possible de juguler ces divisions en multipliant les initiatives de bonne volonté envers les sudistes ».


Pour Paul Salem, le danger de partition est concret pour le Yémen, sachant, là aussi, qu’il n’y a pas un engouement interne palpable pour une telle solution, sans oublier que les intérêts des différents acteurs régionaux influent sur la scène locale, dont notamment l’Arabie saoudite, qui est actuellement contre l’effritement du pays.
Le Yémen est l’exemple-type de la faillite de l’État centralisé qui n’arrive plus à imposer son pouvoir sur tout le territoire, créant ainsi, de facto, des États dans l’État. La question est de savoir si la nouvelle équipe dirigeante, appuyée par l’élite réformiste, pourrait ressouder le pays sur des fondements démocratiques, malgré la pauvreté et la complexité du pays.

Droits des minorités
Dans un contexte plus large, le printemps arabe a ouvert le débat sur les droits des minorités, longtemps réprimées par les régimes autoritaires arabes. Qu’il s’agisse de groupes culturels comme c’est le cas des Amazighs au Maroc, ou de groupes religieux comme les coptes en Égypte ou les chrétiens en général, et même celui des chiites en Arabie saoudite. La question est posée aujourd’hui, pour protéger et organiser les droits de ces groupes.
Pour Paul Salem, la reconnaissance de ces minorités ne doit pas se faire sur une base discriminatoire, mais dans un contexte plus large, celui d’une pleine citoyenneté.


« L’expérience égyptienne postrévolutionnaire est le meilleur exemple aujourd’hui du débat autour de la démocratie. Le résultat de ce conflit va influencer la région, puisque la place et le rôle de l’Égypte y sont importants. Les avancées démocratiques, bien que toujours trébuchantes au pays du Nil, auront des répercussions non seulement sur la minorité copte, mais également sur l’ensemble des citoyens », explique-t-il.


Ce sujet délicat tourne principalement autour de la relation entre la religion et la politique, et la nature de l’État – laïc ou religieux. C’est là l’essence du débat qui a lieu actuellement en Égypte et en Tunisie entre deux camps : les musulmans radicaux et libéraux. « C’est dans ce contexte que sont discutées avec force la place de la femme dans la société et celle des minorités religieuses. Un débat qui n’est pas encore clos, mais qui a une chance d’aboutir vers une ouverture démocratique, ou non », ajoute M. Salem qui trouve ce processus assez semblable au long cheminement parcouru en Europe sur le même sujet, avant d’aboutir aux résultats que nous avons aujourd’hui.


Paul Salem reste néanmoins optimiste pour l’avenir de la région après les révoltes arabes. Selon lui, le printemps arabe a confirmé l’existence d’une société civile consciente de ses droits, d’une population ayant une opinion indépendante, et d’une élite prête à se battre pour des valeurs démocratiques.


En définitive, « le défi de notre région est de pouvoir vivre d’une manière civilisée dans les frontières actuelles. Le printemps arabe a donné une lueur d’espoir pour sortir du marasme politique dans lequel est noyé le Proche-Orient depuis des décennies », conclut-il.

Diviser pour faire la paix. Et pourquoi pas ? Depuis des décennies, les régimes autoritaires qui ont régné sur les pays du Moyen-Orient dénonçaient férocement « les frontières artificielles » des États de la région qui sont issus, selon eux, des intérêts des anciennes puissances coloniales et qui ne représentent pas les réalités historiques et géographiques. Or la chute de...