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Les limites de la CPI face à un monde arabe en pleine mutation - Éclairage

Les limites de la CPI face à un monde arabe en pleine mutation

Longues procédures pénales, lenteur de la bureaucratie, lancement d’une enquête en coopération avec les États concernés... La Cour pénale internationale fait face à de multiples obstacles qui limitent son action.

Le tribunal de La Haye vu de l’intérieur. Photo AFP

Depuis plusieurs mois déjà, le monde arabe fait face à des changements qui continuent de bouleverser la donne géopolitique dans la région. En Libye et en Syrie surtout, les revendications populaires prodémocratie et leurs répressions ont donné lieu à toutes sortes de réactions et d’hypothèses de la part de dirigeants politiques et observateurs indépendants concernant les conséquences possibles de tels affrontements. Une partie de la communauté internationale continue de réclamer un durcissement des pressions contre Mouammar Kadhafi et Bachar el-Assad. Alors que la Cour pénale internationale (CPI) a émis, fin juin, des mandats d’arrêt à l’encontre du dirigeant libyen, de son fils Seif el-Islam et de Abdallah el-Senoussi, chef des services de renseignements, pour crimes contre l’humanité. De plus en plus de responsables et d’ONG appellent aujourd’hui à la délivrance d’un mandat d’arrêt international contre le dirigeant syrien, en plus des sanctions matérielles (gel des avoirs, interdiction de vendre des armes, etc.), le visant personnellement ainsi que plusieurs autres proches au sein du régime.
Dans l’un comme dans l’autre cas, l’efficacité de la CPI est remise en cause. En effet, des doutes majeurs concernent les possibilités pratiques d’arrêter un jour Kadhafi, alors que le manque d’initiative concernant d’éventuelles poursuites visant Assad peut saper la légitimité de la Cour.

Des problèmes majeurs
Étant un organisme judiciaire international, la Cour pénale internationale ne peut que faire face à de très nombreuses difficultés et obstacles, ne serait-ce qu’au point de vue strictement technique : longues procédures, lenteur de la bureaucratie, lancement de l’enquête en coopération avec l’État concerné... Certaines de ces limitations sortent néanmoins du cadre purement technique et juridique du fonctionnement de la Cour, puisque certains de ses principes mêmes restent contestés par certains États.
D’après un expert en relations internationales résidant au Liban et interrogé sous le couvert de l’anonymat, plusieurs problèmes majeurs font surface quand il s’agit de la CPI. « Le premier problème qui se pose est le rapport entre la justice nationale et la justice internationale. Dans quel cas peut-on avoir recours à un organisme de justice internationale ? Les conditions nécessaires pour le recours à cette sorte particulière de justice sont nombreuses. » Une seule reste toutefois prioritaire, ne serait-ce que parce qu’elle permet le déclenchement du processus d’intervention de cette même justice : l’incapacité d’un État donné à juger, et éventuellement sanctionner, un ou plusieurs individus responsables de crimes d’importance qualitative et quantitative, donc à moyenne ou grande échelle. Ce même État peut donc faire appel à la Cour pénale internationale, à moins que le procureur de cette dernière ne prenne l’initiative d’ouvrir une enquête, sans demande directe de l’État concerné. Concernant la Libye, le procureur en chef de la CPI, Luis Moreno-Ocampo, fut saisi fin février par le Conseil de sécurité des Nations unies.

Une dimension « humanitaire »
Dans ce cas, toujours selon cet analyste, « contrairement à la Cour internationale de justice, qui règle des différents interétatiques (tracés de frontières, etc.), la Cour pénale internationale a, elle, une dimension “humanitaire”. On entend par là qu’elle s’occupe de sévir contre tout individu directement ou indirectement impliqué dans l’organisation et l’application de crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocides, etc. et dont les conséquences sont incalculables. L’instauration d’un Tribunal pénal international temporaire devient donc, après ouverture d’enquête, l’étape suivante d’un long processus. C’est le cas, par exemple, du Rwanda, dont les responsables du génocide de 1994 sont encore en train d’être jugés. Le TPIR, ou Tribunal pénal international pour le Rwanda, prendra fin lorsque les dossiers en cours seront clos, puisqu’il ne concerne que certains individus donnés dans un contexte donné, limité dans l’espace et le temps ».
Il est important de préciser que la naissance de la CPI, et donc de ses TPI complémentaires, est due à la signature du traité de Rome en 1998. Si 110 pays sont États parties au statut de Rome, nombreux sont ceux qui ne l’ont toutefois pas ratifié, comme Israël et les États-Unis. Ceci nous amène à la seconde difficulté à laquelle fait face la justice internationale.

« Toute justice est politique »
Toujours selon l’expert, « il est intéressant de remarquer que les pays concernés par des TPI en cours, ou prévus si l’ouverture de l’enquête les visant aboutit, comme la Libye aujourd’hui, ne sont pas des États parties : ex-Yougoslavie, Rwanda, République démocratique du Congo, Cambodge, Soudan... Tout en essayant de ne pas tomber dans le piège de l’instrumentalisation d’une CPI par des États, c’est-à-dire d’une utilisation de la Cour à des fins différentes ou autres que celles prévues initialement, il reste extrêmement difficile pour le Conseil de sécurité des Nations unies et pour la CPI d’épingler de manière juste les responsables à poursuivre dans le cadre d’une enquête internationale ». Cette dernière difficulté, qui est un peu plus délicate parce qu’elle n’est pas technique, mais relève d’un facteur plus « humain », est, d’après l’expert interrogé, que « toute justice est politique, et est une politique. Il y a un risque élevé d’instrumentalisation de la CPI, dans le sens où cette dernière risque d’être utilisée un peu à tort et à travers, ou tout simplement mal utilisée ». De plus, les pays en développement concernés – nombreux sont africains – ont rapidement dénoncé ce qu’ils considèrent comme un néocolonialisme, une tentative de domination de la part des pays du Nord envers les pays du Sud, ou comme dirait l’analyste, « une politique de tutelle du “vainqueur” sur le “vaincu” ». Kadhafi lui-même a qualifié la Cour pénale internationale de « néoterrorisme à l’échelle mondiale ».

Le principe de complémentarité
Une nouvelle question se pose alors : comment un Tribunal pénal international peut-il juger, et éventuellement sanctionner, un ou plusieurs individus appartenant à un État ne reconnaissant pas l’autorité de la Cour pénale internationale, comme c’est le cas de la Libye, actuellement. Le Soudan, par exemple, fait également partie de ces États. Cependant, la CPI a émis un mandat d’arrêt contre Omar el-Béchir, chef d’État encore en fonction de ce pays, et deux autres personnalités soudanaises : Ahmad Mohammad Haroun, ancien ministre de l’Intérieur, et Ali Mohammad Ali Abdel Rahman, chef présumé de la milice janjaweed. Ces trois personnes n’ont toujours pas été arrêtées et remises aux autorités, étant donné que la CPI ne dispose d’aucune force de police ou d’effectifs capables de mettre en application un mandat d’arrêt. Tout en restant dans les limites de son pays ou dans des pays qui, comme le Soudan, ne reconnaissent pas l’autorité de la CPI, Omar el-Béchir peut ainsi continuer à circuler librement. L’analyste interviewé ajoute : « Il n’en reste pas moins que l’une des innovations majeures de la CPI consiste donc à prouver que l’impunité de certains chefs d’État ou de certains citoyens est considérablement menacée. Cet organisme juridique a donc un pouvoir de dissuasion certain, mais il n’est pas systématique non plus. La preuve en est que des tribunaux pénaux, comme celui du Cambodge ou encore de l’ex-Yougoslavie, sont en cours, jugeant des crimes relevant du droit humanitaire international depuis plus d’une décennie. L’un des nombreux obstacles de la CPI reste toutefois celui de la souveraineté de l’État auquel appartient l’individu, ou les individus, accusé. Il ne s’agit pas pour la CPI de relever l’État en question de ses responsabilités, mais de prendre la relève au cas où celui-ci se trouverait être dans l’incapacité à sévir contre les individus à juger. »
C’est pour cette raison que fut proposé le principe de complémentarité, qui suggère un travail de coopération entre l’État concerné et la Cour, malgré les risques qu’il peut en résulter. En effet, l’intervention et la saisie de la CPI d’une affaire concernant un État donné peut, dans certains cas, donner lieu à des objections de la part de ce dernier, s’il estime qu’une enquête internationale peut mettre en danger un processus de réconciliation nationale après un conflit. Ce fut le cas, par exemple, de l’ex-Yougoslavie et de ses dirigeants, le président Kostunica et le Premier ministre Zoran Djindjic, qui avaient utilisé cet argument dans un premier temps afin d’éviter un transfert éventuel de Slobodan Milosevic à La Haye, aux Pays-Bas, siège de la Cour pénale internationale.
Enfin, toujours d’après cet analyste, le troisième obstacle auquel fait inévitablement face la CPI relève tout simplement du domaine technique : « En ce qui concerne les crimes graves jugés par la Cour, les dossiers mettent énormément de temps à être construits, les preuves établies, les témoignages entendus, afin que les procédures soient correctement appliquées. Et tout cela coûte également beaucoup, au niveau financier. »

Une justice « bien ancrée »
Selon Guillaume Devin, professeur à l’Université de Sciences politiques à Paris, deux autres obstacles se dressent devant la CPI : « D’abord, certains États parmi les plus grandes puissances mondiales, comme les États-Unis ou la Chine, n’ont pas ratifié le statut de Rome, et donc ne reconnaissent pas l’autorité de la Cour ; ensuite, la Cour dépend très largement, au niveau financier comme au niveau diplomatique, des États parties et du Conseil de sécurité des Nations unies. Ce dernier peut également interrompre ou suspendre une enquête de la Cour, comme il peut l’amorcer. » « Cependant, ajoute M. Devin, l’efficacité même de la Cour réside dans le fait qu’elle ne peut être saisie “à tort et à travers”, ainsi que dans la qualité de ses interventions. »
Il n’en reste pas moins que pour M. Devin, la création et la présence même d’une Cour pénale internationale est une « grande avancée », malgré toutes les ambiguïtés d’une justice internationale qui pose un « énorme défi ». Il s’agit cependant d’analyser cette avancée avec « tout le recul nécessaire, puisqu’elle nécessitera de longues années pour se concrétiser ». Malgré tout, cette justice internationale est bien présente, « bien ancrée dans le paysage international ». Elle correspond, toujours d’après M. Devin, à « une montée en puissance des sociétés et des victimes ». Malgré les critiques et les erreurs certaines auxquelles elle devra faire face, « la Cour est là et ne partira pas ».
Depuis plusieurs mois déjà, le monde arabe fait face à des changements qui continuent de bouleverser la donne géopolitique dans la région. En Libye et en Syrie surtout, les revendications populaires prodémocratie et leurs répressions ont donné lieu à toutes sortes de réactions et d’hypothèses de la part de dirigeants politiques et observateurs indépendants concernant les...