Pour Silvio Berlusconi, « la liberté est beaucoup plus grande en Italie que dans n’importe quel autre pays occidental ». Un avis que ne partagent pas du tout les associations nationales et internationales de défense de la liberté de la presse. Alessandro Bianchi/Reuters
Face à une telle configuration s'est posée la question d'un conflit d'intérêts après la victoire électorale du Cavaliere, en 2001. « Il existe, en Italie, une loi datant des années 50 qui interdit aux concessionnaires de l'État de concourir aux élections. C'est une loi très simple, rédigée avant l'ère de la télévision », explique Tana de Zulueta, qui a participé, en janvier dernier, à la conférence sur la censure organisée à Beyrouth par le centre Skeyes qui vise à défendre la liberté de la presse et de la culture au Proche-Orient. Après la victoire électorale de Silvio Berlusconi, cette loi a été revue avec l'adoption de la loi Frattini (2004), qui n'interdit que la direction et non la propriété d'une entreprise associée à l'exercice d'une charge publique. Une loi taillée à la mesure de Berlusconi qui, par là même, a échappé au scénario du conflit d'intérêts.
Un an plus tard, appelée par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe à rendre un avis sur la compatibilité de la loi Frattini avec les standards du Conseil de l'Europe en matière de liberté d'expression et de pluralisme des médias, la commission européenne pour la démocratie par le droit, également connue sous le nom de commission de Venise, avait estimé que la loi Frattini ne prévoyait pas de mesures « préventives suffisantes » pour empêcher un conflit d'intérêts. Un avis qui n'a rien changé à la situation en Italie.
La commission de Venise a également critiqué négativement une autre loi italienne sur les médias, la loi Gasparri. Adoptée en 2003, la loi Gasparri, censée notamment réformer les limites antitrust, établit qu'un propriétaire ne pourra pas détenir plus de 20 % des recettes publicitaires du marché. Néanmoins, dans le cadre de la loi Gasparri, le marché est entendu dans son acception la plus large, puisqu'il comprend non seulement les spots télévisés, mais aussi l'édition, le cinéma et la presse. « Autant dire qu'il est quasiment impossible d'arriver à ce seuil anticoncentration de 20 % », souligne Tana de Zulueta. Avec la loi Gasparri, une loi dont les critiques estiment aussi qu'elle a été taillée sur mesure, l'empire médiatique du Cavaliere est protégé contre toute accusation de position dominante.
Or, dans les faits, la télévision publique Rai et Mediaset, l'empire médiatique berlusconien, se partagent 93 % des investissements publicitaires de la télévision, dont 63 % pour le groupe Mediaset, selon Reporters sans frontières. Une position de facto dominante. Position qui offre à Silvio Berlusconi les moyens d'une véritable censure économique contre les médias italiens.
La loi Gasparri revoit également la question des nominations dans le système radiotélévision publique Rai, en fixant des règles telles que le conseil d'administration de la Rai soit toujours nommé majoritairement par la majorité parlementaire. « Avec la loi Gasparri, non seulement le conseil d'administration est nommé par la majorité parlementaire, mais aussi les chefs de rédaction. Nous assistons, en Italie, à une politisation du service public qui n'a pas d'égal dans le monde occidental et qui a un effet gelant sur l'indépendance des journalistes, leur carrière ne pouvant être assurée que par un sponsor politique », explique Tana de Zulueta.
L'impact de cette politisation du service public est d'autant plus fort que la télévision est la principale source d'information de 80 % des Italiens. Une réalité que Berlusconi a bien intégrée puisqu'il est connu pour avoir dit, un jour, à l'un de ses associés : « Comprenez bien, si ce n'est pas à la télévision, alors ça n'existe pas ! ».
A contrario, ce qui passe à la télévision existe. Ainsi, la télévision peut devenir un outil visant à dénigrer les adversaires de Berlusconi. Ainsi, quand la holding du président du Conseil fut condamnée, en octobre 2009, par le juge Raimondo Mesiano à verser 750 millions d'euros de dommages à une firme concurrente dans une affaire de corruption, Silvio Berlusconi avait déclaré : « Vous allez en entendre de belles à son (le juge) sujet ! ». Quelques jours plus tard, le juge était la cible de commentaires surprenants à défaut d'être percutants, sur Canale 5, l'une des chaînes du Cavaliere. Ayant visiblement échoué à dénicher de quoi faire tomber le juge, un commentateur de la chaîne s'était gaussé des chaussettes turquoise de Mesiano.
Presse écrite mal en point
La presse écrite, de son côté, souffre de plusieurs maux. Le manque de ressources publicitaires n'étant pas le moindre. Si ce mal frappe, ces derniers temps, la quasi-totalité de la presse à travers le monde, il touche la presse italienne depuis bien longtemps.
Par ailleurs, note Tana de Zulueta, les « journaux deviennent des plaques tournantes pour des transactions avec le pouvoir public. Par exemple, si un propriétaire de journal fait également des affaires dans un secteur qui dépend largement des contrats pour l'État, l'on notera une certaine indulgence de la part de ce journal vis-à-vis du pouvoir. Même le Corriere della Sera appartient à un syndicat dans lequel sont présents tous les grands groupes industriels et commerciaux, dont Berlusconi ».
Une situation dont les conséquences sont pour le moins perturbantes puisque, selon Tana de Zulueta, « il y a plus d'éditoriaux critiques contre Berlusconi à l'étranger qu'en Italie ».
Prédateur de la liberté de la presse
Dans ce contexte, les organisations de défense de la liberté de la presse sonnent l'alarme. « Silvio Berlusconi est en passe d'entrer dans la liste des "prédateurs de la liberté de la presse" établie par notre organisation. Il s'agirait là d'une première pour un chef de gouvernement européen », soulignait Jean-François Julliard, secrétaire général de Reporters sans frontières, en octobre dernier.
En 2004, l'organisation Freedom House, une ONG internationale basée à Washington et militant pour la démocratie, la liberté politique et les droits humains, faisait passer l'Italie, dans son classement relatif à la liberté de la presse, de la catégorie « pays où la presse est libre » à celle de « pays où la presse est partiellement libre ». Après un bref retour en catégorie « libre » (2007-2008), l'Italie est repassée, en 2009, dans la catégorie « partiellement libre ». Freedom House dénonce notamment l'intimidation des journalistes par le crime organisé et les groupes d'extrême droite, et souligne ses inquiétudes quant à la concentration de la propriété des médias italiens. L'organisation met également en cause le recours abusif aux plaintes, notamment pour diffamation, utilisé comme arme de chantage financier.
Une méthode encore employée en septembre dernier. À cette date, en plein scandale sur les mœurs du Cavaliere, le président du Conseil a sorti l'artillerie lourde et porté plainte pour diffamation contre La Repubblica et l'Unità, deux journaux d'opposition, leur réclamant trois millions d'euros. À l'époque, La Repubblica publiait régulièrement dix questions adressées à Berlusconi, certaines d'entre elles portant sur ses relations avec des femmes présentées comme des call-girls. Ces attaques ont été largement dénoncées, même en dehors des frontières italiennes. Le représentant de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), Miklos Haraszti, a, par exemple, appelé M. Berlusconi à retirer ses plaintes. « Le questionnement permanent, même partisan, est un instrument de la fonction corrective des médias. Le droit de savoir du public inclut inévitablement le droit des médias à poser la question », a déclaré le représentant de l'OSCE dans un communiqué. La multiplication des poursuites contre des journaux est une méthode fréquemment utilisée au Maghreb pour étouffer la presse indépendante (voir encadré).
La multiplication des attaques contre la presse a poussé, en octobre dernier, des dizaines de milliers d'Italiens à manifester leur mécontentement dans les rues de Rome. « La manifestation d'octobre était organisée par le syndicat des journalistes. En théorie, seuls les gens des médias étaient invités. Mais ce cercle a largement été dépassé. En décembre, une nouvelle manifestation a été organisée, il y avait plus de monde encore », affirme Tana de Zulueta. Silvio Berlusconi a qualifié la manifestation d'octobre de « farce absolue », estimant que « la liberté est beaucoup plus grande en Italie que dans n'importe quel autre pays occidental ».
« Il y a un vrai malaise en Italie, insiste Tana de Zulueta, le problème est qu'il ne trouve pas d'expression politique. »