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Actualités - OPINION

Les prémisses idéologiques de la loi du nombre III - Démocratie moderne

La démocratie moderne est d’essence égalitaire. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789) énonce : « Art. 1er - Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit... ». Ce principe a pour corollaire immédiat que la société naît de la libre décision des futurs associés tenus pour égaux. Car par nature, la société est inégalitaire et hiérarchique : les hommes naissent inégaux par la fortune, par le milieu, par leurs aptitudes physiologiques et intellectuelles, par le sexe. Et le lien social qui les relie est naturel et antérieur à leurs volontés. Aussi, pour qu’ils soient égaux, faut-il que ce soit sur la base de la volonté et non de la nature. L’égalitarisme moderne repose forcément sur la volonté. « Art. 3 – Le principe de toute souveraineté réside dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. Art. 6 – La loi est l’expression de la volonté générale... ». La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 vient préciser : « Article 21, par. 3 – La volonté du peuple est le fondement de l’autorité des pouvoirs publics ; cette volonté doit s’exprimer par des élections honnêtes [...] au suffrage universel égal [...] ». Ce mythe de l’égalitarisme – il faudrait supposer, avec Jean Madiran, que les hommes fussent nés « tout seuls, sans Dieu et sans parents, enfants trouvés et pourtant adultes du premier coup : adultes trouvés », ne devant rien à personne et pourvus d’un langage et d’une intelligence déjà formés pour discuter de la structure de la société nouvelle à construire – ce mythe égalitaire donc est lourd de conséquences (voir L’Orient-Le Jour des mardi 29 et mercredi 30 avril 2008). Car pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la volonté des hommes entre en conflit à une telle échelle avec la nature. La loi humaine n’est plus l’expression d’une loi naturelle supérieure, mais celle du suffrage universel. Le philosophe français observe dans ses Droits de l’homme (Paris, 1988), que les Déclarations de 1789 et 1948 renferment un venin dont on n’a pas fini de découvrir les ravages. On a longtemps cru que le discrédit et l’illégitimité frappant toute autorité n’émanant pas du suffrage universel se limitaient au domaine politique. On ne s’avisait pas qu’ils allaient s’étendre aux autorités naturelles et surnaturelles qui ne sont pas fondées sur le suffrage universel : l’autorité des parents sur les enfants, du maître sur ses élèves, du chef d’entreprise sur son personnel, de l’homme sur la femme dans le mariage, l’autorité du Créateur sur Sa créature, d’une loi morale universelle et intangible, d’une Église divinement instituée, en la personne du pape et des évêques. On oublie que la Révolution française fit élire les évêques au suffrage universel et prononça en 1798 l’abolition d’une papauté qui n’émanait pas expressément du suffrage populaire. Encore heureux que notre député chrétien de l’opposition n’ait pas suivi jusqu’au bout l’exemple des Grands Ancêtres et se soit limité, dans sa contestation de l’autorité de nos évêques, au périmètre de notre Église locale. Le peuple La loi du nombre qui s’exprimerait, au Liban, par l’élection du président de la République au suffrage universel égal ou par l’adoption d’une loi électorale faisant dépendre l’élection des députés chrétiens du vote musulman, procéderait à n’en pas douter de ce mythe égalitariste. Procédant selon la méthode galiléenne résolutive-compositive, elle fragmente par voie d’analyse les communautés naturelles intermédiaires en éléments simples pour reconstituer le peuple à partir d’individus isolés tenus pour égaux. Comme un mathématicien construit des figures à partir de lignes. Elle ignore les réalités d’un peuple dont un chef d’État français donnait, dans la première moitié du siècle dernier, la définition suivante : « Un peuple n’est pas un nombre déterminé d’individus, arbitrairement comptés au sein d’un corps social. Un peuple est une hiérarchie de familles, de professions, de communes, de responsabilités administratives, de familles spirituelles, articulées et fédérées pour former une patrie animée d’un mouvement, d’une âme, d’un idéal, moteurs de l’avenir, pour produire, à tous les échelons, une hiérarchie des hommes qui se sélectionnent par les services rendus à la communauté, dont un petit nombre conseillent, quelques-uns commandent et, au sommet, un chef qui gouverne. » Si cela était vrai d’un peuple homogène comme le peuple français de cette époque, combien plus le serait-il du ou des peuples libanais aujourd’hui ? Le Pacte national On oublie trop souvent hélas que le Pacte national est un accord entre communautés plutôt qu’un « contrat social » entre citoyens libanais ; et que le confessionnalisme politique tant décrié aujourd’hui n’est pas tant le reflet d’une arriération mentale, comme certaine intelligentsia tend à le croire et à le faire croire, que d’un compromis historique. Au-delà de la « libanisation des musulmans et l’arabisation des chrétiens » qu’il a opérées, selon les termes d’Edmond Rabbath, le Pacte de 1943 traduit en effet, dans le cadre libanais, un compromis tacite entre les communautés chrétiennes et musulmanes, au terme duquel les chrétiens renoncent de leur côté à l’espérance d’un foyer chrétien pour échapper à la dhimmitude corrélative à la condition d’étrangers qui est la leur dans l’islam, tandis que les musulmans renoncent du leur à faire de la religion islamique un critère d’appartenance à la nation (la oumma), et donc de discrimination entre nationaux et étrangers. Ignorant les circonstances historiques particulières qui ont présidé à sa naissance, l’égalitarisme inhérent au suffrage universel consommerait la ruine du Liban. Justice et égalité N’allez pas croire que nous militions pour l’injustice et l’inégalité. La justice a pour toujours partie liée avec l’égalité qui lui est en quelque sorte consubstantielle. Le juste, dit en effet Aristote, c’est l’égal, « ison » en grec. Si je veux acheter une once d’or à mon banquier, il faut que sorte de mon patrimoine une somme d’argent exactement égale à son prix du marché : 1 once d’or = 920 US $ (au cours pratiqué le 22 avril 2008). Dans les échanges, il faut veiller à ce qu’une rigoureuse égalité arithmétique soit observée entre les parties. En quel sens alors un esprit aussi attaché à la philosophie aristotélicienne qu’un Marcel De Corte a-t-il pu dire que la société suppose les disparités entre les hommes ? La nature s’oppose-t-elle à la justice ? Et si le juste est dans la nature des choses comme le suppose la doctrine du droit naturel, peut-il s’accommoder de l’inégal ? En fait, observe le philosophe belge, il n’y a pas de société sans l’existence d’inégalités naturelles que les Anciens considéraient comme heureuses et fécondes. Sans elles, point de société. Car « on n’unit que le divers » ; « on n’unit pas des êtres identiques. Il n’y aura jamais la moindre communication entre eux puisque des êtres rigoureusement égaux n’ont rigoureusement rien à échanger » (De Corte, De la Justice, p. 11). Or c’est précisément à raison de son inégalité que « l’enfant à la mamelle, qui ne donne rien et reçoit tout, fait effectivement partie [de la communauté familiale] au même titre que l’aïeul plein d’expérience. En dépit et à cause de son inégalité naturelle flagrante, il se trouve sur un pied d’égalité avec lui ». Il s’agit là de la seule vraie égalité où « l’initié reçoit les bienfaits [de la civilisation] de l’initiateur et se révèle capable d’en initier d’autres », « le vide suscite immédiatement le plein, toujours prêt à se déverser, comme dans les vases communicants » ; si bien que ces « inégalités tutélaires, protectrices, salvatrices, secourantes, coopératrices et concourantes [...] organisent elles-mêmes les seules véritables égalités que toute vie sociale authentique manifeste ». Les deux égalités En réalité, le concept d’égalité dans la pensée d’Aristote revêtait une signification beaucoup plus complexe et moins réductrice que ce qu’en ont retenu les modernes. Aristote distinguait au sein de la justice particulière qui a pour objet le droit deux types d’égalité entre citoyens. À côté de l’égalité arithmétique qui trouve à s’exercer dans les « commutations », ou « échanges », en grec « sunallagma », il existe un autre type d’égalité, géométrique ou proportionnelle, qui s’exerce, elle, en matière de « distributions » de charges, d’honneurs, ou de magistratures. Le philosophe du droit, Michel Villey, l’illustre par cette équation tirée de l’observation du paysage politique qui se déroulait en 1982 sous ces yeux : Transposée dans nos institutions libanaises, cette égalité de rapports prévaut dans la répartition entre maronite, chiite et sunnite des trois présidences : celle de la République, du Conseil et du Parlement ; comme elle prévaut dans la répartition des sièges de députés entre les deux grandes familles spirituelles comme, à l’intérieur de ces familles, entre les différentes confessions ou communautés : La démocratie moderne ignore totalement cette seconde dimension de l’égalité. Qui plus est, elle opère un retournement total de la conception de l’arbitraire. En décrétant que la loi est l’expression de la volonté générale représentée par la volonté de la majorité, la Déclaration des droits de 1789 érige le peuple souverain en fondement du pouvoir et de la loi. Les pouvoirs de la démocratie recevaient de la sorte une extension illimitée ; moyennant quoi la démocratie en Occident s’estime en droit de légaliser l’avortement, le mariage homosexuel et bientôt l’adoption d’enfants par des couples homosexuels, etc. Désormais « ce sont les hommes eux-mêmes qui s’investissent de prérogatives dont ils pourront aussi arbitrairement se dépouiller » (réaction de l’Osservatore romano du 15 octobre 1948 à la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU de 1948). Le péché d’Adam Date terrible dans l’histoire du monde, conclut Jean Madiran, que celle où les hommes ont décidé que la loi est « l’expression de la volonté générale », représentée par la majorité. C’est la date où « ils ont décliné au pluriel le péché originel. Car au singulier, vouloir se donner à soi-même sa loi, c’est exactement le péché d’Adam selon sa plus classique description : “Le premier homme pécha principalement en recherchant la ressemblance de Dieu quant à la science du bien et du mal... en ce sens que, par la vertu de sa propre nature, il se déterminât à soi-même ce qu’il est bon ou ce qu’il est mal de faire...” (saint Thomas, Somme théol., II-II, 163, 2), “afin que, comme Dieu, par la lumière de sa nature, régit toutes choses, de même l’homme, par la lumière de sa nature, sans le secours d’une lumière extérieure, pût se régir lui-même...”?» (saint Thomas, Comm. des Sentences, II, XII). **** Férus de culture classique ou pénétrés de bon sens, ou les deux à la fois, les pères de l’Indépendance et du Pacte national ont eu l’immense sagesse de tenir compte des constantes libanaises aussi bien dans la confection d’une loi électorale conforme aux spécificités communautaires que dans l’abandon de la loi du nombre, exprimé par le suffrage universel égal, comme mode d’élection du président de la République. Qu’il nous suffise aujourd’hui d’indiquer que ce savant dosage, même s’il n’est pas exempt d’imperfections, comme toute œuvre humaine, doit être impérativement respecté dans la loi électorale en gestation si l’on veut préserver l’équilibre et la paix entre les diverses composantes de la société libanaise. Sous peine de voir le remède, comme en pharmacie, se transformer en poison. Carlos HAGE CHAHINE juriste
La démocratie moderne est d’essence égalitaire. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789) énonce :
« Art. 1er - Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit... ». Ce principe a pour corollaire immédiat que la société naît de la libre décision des futurs associés tenus pour égaux. Car par nature, la société est inégalitaire et hiérarchique...