Par Amine Maalouf
L’écrivain Amine Maalouf a lu ce texte lui-même, à l’occasion de la soirée de Reporters sans frontières, le 1er février dernier, qui s’est déroulée au musée d’Orsay.
«Le Liban est un rosier sauvage. Si vous vous approchez
des fleurs, gardez-vous des épines. Et si vos mains
s’en trouvent lacérées jusqu’au sang, prenez quand
même le temps de caresser les fleurs.
Je parle de rosiers, ayant à l’esprit cette pratique,
répandue en Bourgogne et dans le Bordelais, qui
consiste à laisser pousser des rosiers, justement, en
tête des rangées de vigne. On a constaté, en effet,
que cette fleur souffrait avant toute autre des
maladies qui s’attaquent aux plantes, et qu’elle
pouvait donc servir de sentinelle pour alerter les
vignerons et leur donner le temps de réagir.
Mais les hommes ne comprennent pas toujours le
message. Certains, par paresse, par ignorance, par
aveuglement, lorsqu’ils voient apparaître des taches
sur les feuilles, se disent que le rosier est, de
toute manière, une plante fragile, délicate, frivole,
et que leur vigne ne risque rien.
Il y a trente ans, le Liban est entré dans l’une des
phases les plus éprouvantes de son histoire. Une
société qui voyait dans la diversité sa raison d’être
et dans la liberté d’expression le fondement de la
paix civile venait de sombrer dans la crispation
identitaire, les massacres, la peur de l’autre et la
destruction de soi. Pendant quelque temps, le pays est
apparu comme une exception, affligeante pour ses fils
comme pour ses fidèles amis, mais ne suscitant, chez
bien des gens, que des jugements détachés et
condescendants. Que voulez-vous ?, le rosier est une
plante si fragile !
Puis les affrontements ethniques et communautaires se
sont multipliés à travers le monde. Non seulement au
Proche-Orient, en Afrique, ou dans le sud de l’Asie,
mais également dans l’ancienne Yougoslavie, aux
premiers contreforts de l’Europe. Et au-delà. Ce qui
semblait naguère le triste apanage de quelques
banlieues de Beyrouth a aujourd’hui pour théâtre
la planète entière, de Manhattan à la Tchétchénie, en
passant par Londres, Madrid, et jusqu’à Bali.
Crispation, massacres, peur de l’autre et destruction
de soi. Il est vrai qu’avec la chute du Mur de Berlin,
nous sommes passés d’un monde où les clivages étaient
surtout idéologiques à un monde où les clivages sont
identitaires. Je n’ai aucune nostalgie pour l’époque
de la guerre froide, qui a causé, au XXe siècle, les
drames que l’on sait. Mais elle avait pour
caractéristique d’éveiller, en permanence, le débat.
Quand les clivages sont identitaires, il n’y a ni
débat ni dialogue. Chacun proclame ses appartenances à
la face de l’autre, chacun lance ses imprécations ;
puis retentissent rafales et explosions.
Le rosier est une plante délicate, me dit-on. Le Liban
est une mosaïque de communautés. Qu’on ne s’y trompe
pas, il ne s’agit plus seulement du Liban, la terre
entière est une mosaïque de communautés. Ethnies
opprimées, religions chatouilleuses, nations
inassouvies, elles sont chaque jour un peu plus
apeurées et tentées par le recours à la violence ;
pour se protéger, pour s’affirmer, ou pour se venger.
Si l’humanité d’aujourd’hui se révélait incapable de
faire vivre ensemble, dans l’harmonie et dans la
dignité, sur le minuscule territoire du Liban, des
communautés qui, depuis des siècles, pratiquent la
coexistence ou, à tout le moins, le côtoiement,
comment diable pourrait-elle gérer l’incommensurable
diversité planétaire ? À cette interrogation
angoissée, ce début de siècle nous apporte un début de
réponse, qui n’a rien de rassurant. Ni pour les pays
où cohabitent depuis longtemps des populations mêlées,
ni pour ceux qui viennent tout juste de découvrir les
contraintes de la diversité. Il suffit de promener son
regard sur cette planète déboussolée pour constater
que la violence ne recule pas, et que le fossé entre
les plus grosses communautés humaines ne fait que
s’élargir. Pas un événement majeur qui ne soit vécu,
des deux côtés de la faille, et notamment sur les deux
rives de la Méditerranée, avec des sentiments opposés.
Amis du Liban, ne perdez pas des yeux le rosier
sauvage qui a poussé précisément au bord de cette
faille ! Si vous voyez s’épanouir, puis triompher, le
vaste élan de liberté et de coexistence dont Samir,
Gebran, May et leurs compagnons ont été les courageux
porte-drapeaux, c’est que la vigne des hommes donnera
demain des grappes saines. Mais si vous voyez les
fleurs trembler, chanceler, puis s’abattre, si vous
voyez la pourriture se former à la naissance des
feuilles, c’est que la vigne entière est menacée et
que le vin de l’avenir sera aigre. »
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